Page:Montesquieu - Pensées et Fragments inédits, t1, 1899.djvu/325

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dans les instruments de musique. Ceux qui jouent de ceux-ci ont besoin de leur donner le degré de tension pour en jouer. Si cela ne se trouve pas dans l’homme, le commerce entre l’âme et les objets est, en quelque façon, interrompu, ou, du moins, ce 5 commerce lui devient-il si pénible que son état lui est insupportable.

Les grands seigneurs sont ordinairement dans une grande disette des plaisirs de l’âme. C’est ce qui fait qu’ils s’attachent beaucoup aux plaisirs du io corps ; parce qu’il n’y a guère que ceux-là qui soyent favorisés par leur état, et qui puissent être des conséquences de leur grandeur. Mais cette même grandeur met les amusements de l’esprit à une telle distance d’eux qu’ils n’y atteignent pas. i5 Leur grandeur leur ordonne de s’ennuyer. Il leur faudroit des conquêtes pour leur amusement ; mais leurs voisins leur défendent de s’amuser. CharlesQuint et le roi Victor cherchèrent la retraite, pour les sauver du trouble où ils étoient. Ils trouvèrent »0 bientôt que la retraite leur étoit plus insupportable que leurs inquiétudes, et qu’il valoit mieux gouverner le Monde que de s’y ennuyer, et qu’un état d’agitation est plus propre à l’âme qu’un état d’anéantissement. Si quelques Chartreux sont heu- 25 reux, ce n’est pas sûrement parce qu’ils sont tranquilles ; c’est parce que leur âme est mise en activité par de grandes vérités : frappés de l’état de notre vie, ils peuvent en avoir la joye, comme un prince malheureux, chassé du trône, devient heureux 3o quand il voit ce trône s’approcher de lui.