Page:Moréas - Esquisses et Souvenirs, 1908.djvu/85

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coup d’affection. Ne sentait-il pas que j’étais plus bête que lui dans la pratique de l’existence ?

J’aimais ses causeries familières. Il avait en parlant l’air de tirer de l’arc ; mais son rire n’était pas méchant, il me semble. Ce n’était que de l’agacement.

Ses mots cruels partaient d’un dépit bon enfant et l’on écoutait Becque comme il s’écoutait : avec plaisir.

A vrai dire, il avait du goût pour le potin, mais élégant, et filé de préférence, j’imagine, en compagnie de quelque dame sur le retour, tirée à quatre épingles et spirituelle. Ce penchant de Becque pour le potin a-t-il fait peur à l’Académie, le jour où il voulut en être ? La conversation que j’eus, dans le temps, avec un académicien qui ne détestait point l’auteur de la Parisienne, m’induit à le croire. Euh ! euh ! si notre Becque était bon enfant, il ne laissait pas d’être aussi un enfant terrible.

… Il ne concevait pas la vie en poète, mais en prosateur et particulièrement en auteur de comédies bourgeoises.

Ce n’est pas tant l’instrument qui sépare le poète du prosateur ; c’est plutôt la façon de penser et de sentir. Je parle seulement des vrais poètes et des vrais prosateurs : il n’y a de perfection que lorsque l’âme est en état de se servir de son expression naturelle.

Lamartine disait au versificateur de Némésis qui avait essayé de le piquer par des railleries :

… j’aurai vidé la coupe d’amertume Sans que ma lèvre même en garde un souvenir…

Becque gardait l’amertume sur ses lèvres, et passait la langue dessus avec une grimace.