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^5é LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

face, qui définit nettement le point de vue adopte par l'au- teur, j'extrais ces lignes :

L'histoire de l'âge victorien ne sera jamais écrite : nous eu savons trop à son endroit. Car, pour l'historien, l'ignorance est la première condition requise, — l'ignorance qui simplifie et qui clarifie, qui choi- sit et qui omet, avec une placide perfection à laquelle l'art le plus accompli ne saurait atteindre... Ce n'est pas par la méthode directe d'une narration scrupuleuse que l'explorateur du passé peut espérer dépeindre cette époque singulière. S'il est sage, il usera d'une stratégie plus subtile. Il attaquera son sujet en des points inattendus ; il tom- bera sur les flancs ou sur l'arrière-garde ; il dirigera à l'improviste un phare puissant vers des recoins obscurs, jusqu'alors insoupçonnés... Il naviguera sur ce vaste océan de matériaux et plongera çà et là un petit récipient qui des profondeurs fera remonter à la lumière du jour quelque spécimen caractéristique, destiné à être examiné avec une curiosité soigneuse... J'ai essayé, par le moyen de la biographie, d'of- frir à notre regard de modernes quelques visions victoriennes.

Dans Eminent Victorians, Strachey a strictement rempli son programme ; le livre cependant offrait cette particularité d'être à la fois une réussite et une promesse, et la promesse était de celles qui arrêtent l'attention. Tout historien qui est en même temps un artiste le prouve avant tout par sa faculté de rnodeler, et ce pouvoir se reconnait à la progression dans le récit. Un récit ne progresse que dans la mesure où il ne demeure jamais plan : il faut qu'il soit alerte, mais il ne faut pas moins qu'à de constantes ondulations — infiniment délicates à apprécier, mais dont par contre on remarque aussitôt l'absence — se décèle le pouce du modeleur. Eminent Victorians portait à chaque page les traces d'un tempérament d'historien-artiste, et il apparais- sait évident que le jour où Lytton Strachey s'interdirait de nous éblouir, où il restreindrait même en apparence la part faite à l'amusement immédiat, il produirait une œuvre de la plus élé- gante fermeté.

Oueen Victoria a répondu à cette attente. Je sais peu de lec- tures qui divertissent à ce point ; je n'en sais guère où le diver- tissement soit aussi subtilement provoqué. Le secret de l'art de Strachey, c'est qu'il nous prédispose : comme d'un coup de baguette, il suscite les arrière-pensées qui répondront aux sien- nes, et un accord tacite s'établit qui se maintient jusqu'au terme. S'il était dilîicile, — en mon cas impossible — de résis-

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