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6o8 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

génération sacrifiée, Madame, les hommes sont devenus soldats, les femmes sont devenues folles. Le destin y a ajouté encore avec lin joli lot de catastrophes. » (p. 104).

Faudrait-il donc gémir ? Morand s'amuse ; ces années faisandées où les perles sont fausses et la vie humaine sans cesse menacée, il en aime le ragoût. Il plaisante, il ironise, et il faut bien tendre l'oreille pour percevoir par intervalles, dans l'éclatement des bouchons de Champagne, comme le bruit d'un léger sanglot.

Tel est le fond, le fond humain de ces récits tout en mousse et en dentelles, dont la frivolité apparente baigne dans la technicité et l'économie sociale autant que du Pierre Harap, mais d'une autre manière, et qui glissent le long de notre époque, lui empruntant son fluide vital, comme la perche sur son trolley.

Mais n'y eùt-il pas ce substrat d'humanité, Ouvert la Nuit, n'en serait pas moins une réussite complète, la réalisation par- faite d'un classicisme ultra-moderne. Nous sommes déshabitués de la perfection et, plus ou moins, nous sommes tentés de ne croire possible à réussir que des fragments. Il faut nous résigner à accepter Morand tel qu'il est, en pleine maîtrise de ses moyens, armé de pied en cap : analysant, composant, peignant, écrivant d'une façon qui n'est qu'à lui, à l'aide de procédés d'analyse, de composition, de peinture et de style admirablement appropriés l'un à l'autre, se complétant harmo- nieusement l'un l'aulre.

Morand n'apporte rien de moins qu'un poncif nouveau de style, une coupe et une démarche nouvelles dans l'art de conter, un renouvellement dans la littérature exotique, un renou- vellement dans l'étude de mœurs et enfin une façon nouvelle de faire rire et sourire (La Nuit Nordique). Est-ce là peu ? On frémit en pensant aux imitateurs. Tant pis pour les imitateurs. S'il fallait taire une comparaison, il faudrait remonter jus- qu'aux Lettres de mou moulin pour trouver miitatis mutandis l'équivalent d'Ouvert la Nuit.

Morand vient de découvrir (et cela on le chercherait en vain dans Giraudoux) la prose familière d'après-guerre, mé- lange d'un certain ton de bonne compagnie et d'argots de toute sorte : exactement comme Daudet avait découvert la prose

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