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SUITE AU RECIT ... 349

vue des mêmes objets qui avaient été témoins des premiers transports de nos êtres m'occupa tellement que je touchai à peine aux mets qu'on me servit. Pendant tout le temps que je fus là, Manon ne cessa d'être continuellement sous mes yeux. Je la voyais avec le même émerveillement que dans la réalité. Elle jouait, elle badinait, elle m'appelait son cousin ; elle était heureuse. Elle disait de cette voix qui me bouleversait entre toutes : — " Au moins ne me laissez pas entrer au couvent !" — " Au couvent ! Au couvent ! Mlle Manon, répondais-je, cela est-il possible ? Non, non, nous fuirons devant ces barbares ; vous me suivrez, mademoiselle, nous irons plutôt au bout du monde..." Alors elle dansait, elle tapait des pieds, elle touchait ma main avec sa main. Elle disait avec une anxiété déjà un peu feinte : — " Ainsi, chevalier, vous ne me laisserez pas !" A ce moment je crois bien que nous ne nous étions pas embrassés encore. Mais cela eut lieu que je n'oublierai pas de tout le temps qui me reste à vivre. Dès lors nous n'avions plus rien à opposer. C'en fut fait de tous les autres projets hors celui de s'en aller et d'être l'un à l'autre. La vie de Manon et la mienne se jouèrent en cette minute avec la divine insou- ciance des amants. Tout ce qui est arrivé depuis n'est rien auprès de cela ; c'est cela qui a tout déterminé. Sans cela, ô mon ange ! nous ne fussions pas allés au bout du monde. Je ne serais pas là, tu ne serais pas morte. . .

Le lendemain, au petit jour, je me dirigeai vers le relai en hâte. La nuit avait calmé les élans de mon cœur ; je pensais à Tiberge et j'étais d'une humeur un peu moins bouillante que la veille.

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