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350 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Le coche attelé, les chevaux piaffèrent et nous sor- tîmes au moment qu'on ouvrait les portes de la ville.

La première fois que j'avais parcouru cette longue route de Picardie c'était aux côtés de Manon. Elle était dans une chaise de poste ; elle se tenait blottie dans le fond pour ne pas être exposée à être reconnue ; parfois elle passait sa main et, bien que je fusse à cheval et sui- visse de côté, il m'arriva souvent de presser cette petite main de la mienne et de la porter à mes lèvres. Ce voyage, le plus singulier, le plus rapide et surtout le plus nouveau que j'aie fait avec Manon, m'est aussi présent que s'il était d'hier. Alors, bien que nous nous fussions jetés d'un geste si étourdi à la tête l'un de l'autre, nous ne nous étions vus encore qu'innocemment. C'est seulement à Saint-Denis, nous sentant à une grande distance de nos ennemis, que nous prîmes un peu plus le loisir de nous aimer. Là, pour la première fois, je connus que j'avais une amante incomparable. Jamais fille plus passionnée ne donna plus complètement le témoignage de l'abandon que Manon à ce moment dans mes bras. L'ardeur que nous mettions à nous contempler et à nous chérir était si excessive que ceux qui en étaient témoins en étaient pleins de surprise et d'admiration. Manon était ardente et j'étais fou ; il fallut que j'obtinsse tout d'elle. Ah ! souvenirs plus brûlants que mon cœur, me consumerez- vous ? Depuis, le temps a passé ; mes cheveux, mes beaux cheveux que Manon aimait tant à coiflfer elle même au miroir, ont blanchi plus qu'à moitié ; mon destin a varié, ma vie a pris une direction douloureuse ; mais mon cœur est toujours mon cœur et Manon y règne avec la même force.

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