Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/228

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« À ce mot, Wilhelm s’était levé et avait saisi la main de Desroches.

« — Non ! disait-il, j’avais tort. C’est moi seul qui suis coupable, et qui devais garder mon secret et mon désespoir !

« Je ne vous peindrai pas les angoisses que nous souffrîmes dans cette heure fatale ; j’employai tous les raisonnements de ma religion et de ma philosophie, sans faire naître d’issue satisfaisante à cette cruelle situation ; une séparation était indispensable dans tous les cas ; mais le moyen d’en déduire les motifs devant la justice ? Il y avait là non-seulement un débat pénible à subir, mais encore un danger politique à révéler ces fatales circonstances.

« Je m’appliquai surtout à combattre les projets sinistres de Desroches et à faire pénétrer dans son cœur les sentiments religieux qui font un crime du suicide. Vous savez que ce malheureux avait été nourri à l’école des matérialistes du xviiie siècle. Toutefois, depuis sa blessure, ses idées avaient changé beaucoup. Il était devenu l’un de ces chrétiens à demi sceptiques comme nous en avons tant, qui trouvent qu’après tout un peu de religion ne peut nuire, et qui se résignent même à consulter un prêtre en cas qu’il y ait un Dieu ! C’est en vertu de cette religion vague qu’il acceptait mes consolations. Quelques jours s’étaient passés. Wilhelm et sa sœur n’avaient pas quitté l’auberge ; car Émilie était fort malade après tant de secousses. Desroches logeait au presbytère et lisait toute la journée des livres de piété que je lui prêtais. Un jour, il alla seul au fort, y resta quelques heures, et, en revenant, il me montra une feuille de papier où son nom était inscrit ; c’était une commission de capitaine dans un régiment qui partait pour rejoindre la division Partouneaux.

« Nous reçûmes, au bout d’un mois, la nouvelle de sa mort glorieuse autant que singulière. Quoi qu’on puisse dire de l’espèce de frénésie qui le jeta dans la mêlée, on sent que son exemple fut un grand encouragement pour tout le bataillon, qui avait perdu beaucoup de monde à la première charge…