Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/334

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culté de franchir la porte extérieure, ils s’applaudissaient d’y jouir de toutes les libertés et de tous les droits de l’homme et du citoyen.

Cependant, si la liberté régnait avec évidence dans ce petit coin du monde, il n’en était pas de même de l’égalité. Ainsi que je l’ai remarqué déjà, la question d’argent mettait une grande différence dans les positions, comme celle de costume et d’éducation dans les relations et dans les amitiés. Mes anciens camarades de dortoir y étaient si accoutumés, qu’à partir du moment où je fus logé à la pistole, aucun d’entre eux n’osa plus m’adresser la parole ; de même, on ne voyait presque jamais un républicain en redingote se promener ou causer familièrement avec un républicain en veste. J’eus lieu souvent de remarquer que ces derniers s’en apercevaient fort bien, et l’on s’en convaincra par une aventure assez amusante qui arriva pendant mon séjour. L’un des garçons de l’établissement portait un poulet à l’un des gros bonnets du parti, logé dans le pavillon de droite. Il avait en même temps à remettre une bouteille de vin à des ouvriers qui jouaient aux cartes dans le chauffoir. Il entre là, tenant d’une main la bouteille, et de l’autre le plat dans une serviette :

— À qui portes-tu cela ? lui dit un gamin de Juillet familier.

— C’est un poulet pour M. M***.

— Tiens ! tiens ! mais cela doit être bon…

— C’est meilleur que ton bouilli et tes vestiges, observe un autre.

— Il n’y a pas une patte pour moi ? dit l’enfant de Paris…

Et il tire un peu une patte qui sortait de la serviette. Par malheur, la patte se détache. On comprend dès lors ce qui dut arriver. Le poulet disparut en un clin d’œil. Le garçon de la cantine se désolait, ne sachant à qui s’en prendre.

— Porte-lui cela, dit un plaisant de la chambrée.

Il réunit tous les os dans l’assiette et écrivit sur un morceau de papier : « Les républicains ne doivent pas manger de poulet. »