Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/338

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l’heure du jour et le temps qu’il faisait. Mais Cicéron était l’orateur de convention, et l’autre n’était pas assez l’orateur vrai.


II

MON AMI

« Et puis qu’est-ce que cela prouve ? » — comme disait Denis Diderot.

Cela prouve que l’ami dont j’ai fait la rencontre est un de ces badauds enracinés que Dickens appellerait cockneys, produits assez communs de notre civilisation et de la capitale. Vous l’aurez aperçu vingt fois, vous êtes son ami, et il ne vous reconnaît pas. Il marche dans un rêve comme les dieux de l’Iliade marchaient parfois dans un nuage, seulement, c’est le contraire : vous le voyez, et il ne vous voit pas.

Il s’arrêtera une heure à la porte d’un marchand d’oiseaux, cherchant à comprendre leur langage d’après le dictionnaire phonétique laissé par Dupont (de Nemours), — qui a déterminé quinze cents mots dans la langue seule du rossignol !

Pas un cercle entourant quelque chanteur ou quelque marchand de cirage, pas une rixe, pas une bataille de chiens, où il n’arrête sa contemplation distraite. L’escamoteur lui emprunte toujours son mouchoir, qu’il a quelquefois, ou la pièce de cent sous, qu’il n’a pas toujours.

L’abordez-vous ? le voilà charmé d’obtenir un auditeur à son bavardage, à ses systèmes, à ses interminables dissertations, à ses récits de l’autre monde. Il vous parlera de omni re scibili et quibusdam aliis, pendant quatre heures, avec des poumons qui prennent de la force en s’échauffant ; et ne s’arrêtera qu’en s’apercevant que les passants font cercle, ou que les garçons du café font leurs lits. Il attend encore qu’ils éteignent le gaz. Alors, il faut bien partir ; laissez-le s’enivrer du triomphe qu’il vient d’obtenir, car il a toutes les ressources de la dialectique, et avec lui vous n’aurez jamais le dernier mot sur quoi que ce soit. À minuit, tout le monde pense avec terreur à son portier.