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XIII

LES CHARNIERS

Sous les colonnes du marché aux pommes de terre, des femmes matinales, ou bien tardives, épluchaient leurs denrées à la lueur des lanternes. Il y en avait de jolies qui travaillaient sous l’œil des mères en chantant de vieilles chansons. Ces dames sont souvent plus riches qu’il ne semble, et la fortune même n’interrompt pas leur rude labeur. Mon compagnon prit plaisir à s’entretenir très-longtemps avec une jolie blonde, lui parlant du dernier bal de la Halle, dont elle avait dû faire l’un des plus beaux ornements… Elle répondait fort élégamment et comme une personne du monde, quand je ne sais par quelle fantaisie il s’adressa à la mère en lui disant :

— Mais votre demoiselle est charmante… A-t-elle le sac ?

Cela veut dire en langage des halles : « A-t-elle de l’argent ? »

— Non, mon fy, dit la mère, c’est moi qui l’ai, le sac !

— Eh mais, Madame, si vous étiez veuve, on pourrait… Nous recauserons de cela !

— Va-t’en donc, vieux mufle ! cria la jeune fille avec un accent entièrement local qui tranchait sur ses phrases précédentes.

Elle me fit l’effet de la blonde sorcière de Faust, qui, causant tendrement avec son valseur, laisse échapper de sa bouche une souris rouge.

Nous tournâmes les talons, poursuivis d’imprécations railleuses, qui rappelaient d’une façon assez classique les colloques de Vadé.

— Il s’agit décidément de souper, dit mon compagnon. Voici Bordier, mais la salle est étroite. C’est le rendez-vous des fruitiers-orangers et des orangères. Il y a un autre Bordier qui fait le coin de la rue aux Ours, et qui est passable ; puis le restaurant des Halles, fraîchement sculpté et doré,