Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/361

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Mon compagnon m’avertit qu’il fallait payer une tournée aux chiffonnières pour se faire un parti dans l’établissement en cas de dispute. C’est, du reste, l’usage pour les gens mis en bourgeois. Ensuite vous pouvez vous livrer sans crainte aux charmes de la société. Vous avez conquis la faveur des dames.

Une des chiffonnières demanda de l’eau-de-vie.

— Tu sais bien que ça t’est défendu ! répondit le garçon limonadier.

— Eh bien, alors, un petit verjus ! mon amour de Polyte ! Tu es si gentil avec tes beaux yeux noirs… Ah ! si j’étais encore… ce que j’ai été !

Sa main tremblante laissa échapper le petit verre plein de grains de verjus à l’eau-de-vie, que l’on ramassa aussitôt ; les petits verres chez Paul Niquet sont épais comme des bouchons de carafe : ils rebondissent, et la liqueur seule est perdue.

— Un autre verjus ! dit mon ami.

— Toi, t’es bien zentil aussi, mon p’tit fy, lui dit la chiffonnière ; tu me happelles le p’tit Ba’as (Barras) qu’était si zentil, si zentil, avec ses cadenettes et son zabot d’Angueleterre… Ah ! c’était z’un homme aux oiseaux, mon p’tit fy, aux oiseaux !… vrai ! z’un bel homme comme toi !

Après le second verjus, elle nous dit :

— Vous ne savez pas, mes enfants que l’ai été une des merveilleuses de ce temps-là… J’ai eu des bagues à mes doigts de pieds… Il y a des mirliflores et des généraux qui se sont battus pour moi !

— Tout ça, c’est la punition du bon Dieu ! dit un voisin. Où est-ce qu’il est à présent, ton phaéton ?

— Le bon Dieu ! dit la chiffonnière exaspérée, le bon Dieu, c’est le diable !

Un homme maigre, en habit noir râpé, qui dormait sur un banc, se leva en trébuchant :

— Si le bon Dieu, c’est le diable, alors c’est le diable qui est le bon Dieu, cela revient toujours au même. Cette brave femme fait un affreux paralogisme, dit-il en se tournant vers