Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/399

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

oncle, quand trois officiers parurent devant la maison ; l’or noirci de leurs uniformes brillait à peine sous leurs capotes de soldat. Le premier m’embrassa avec une telle effusion, que je m’écriai :

— Mon père !… tu me fais mal !

De ce jour, mon destin changea.

Tous trois revenaient du siége de Strasbourg. Le plus âgé, sauvé des flots de la Bérésina glacée, me prit avec lui pour m’apprendre ce qu’on appelait mes devoirs. J’étais faible encore, et la gaieté de son plus jeune frère me charmait pendant mon travail. Un soldat qui les servait eut l’idée de me consacrer une partie de ses nuits. Il me réveillait avant l’aube et me promenait sur les collines voisines de Paris, me faisant déjeuner de pain et de crème dans les fermes ou dans les laiteries.


V

PREMIÈRES ANNÉES

Une heure fatale sonna pour la France ; son héros, captif lui-même au sein d’un vaste empire, voulut réunir dans le champ de Mai l’élite de ses héros fidèles. Je vis ce spectacle sublime dans la loge des généraux. On distribuait aux régiments des étendards ornés d’aigles d’or, confiés désormais à la fidélité de tous.

Un soir, je vis se dérouler sur la grande place de la ville une immense décoration qui représentait un vaisseau en mer. La nef se mouvait sur une onde agitée, et semblait voguer vers une tour qui marquait le rivage. Une rafale violente détruisit l’effet de cette représentation. Sinistre augure, qui prédisait à la patrie le retour des étrangers.

Nous revîmes les fils du Nord, et les cavales de l’Ukraine rongèrent encore une fois l’écorce des arbres de nos jardins. Mes sœurs du hameau revinrent à tire-d’aile, comme des colombes plaintives, et m’apportèrent dans leurs bras une