Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/400

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tourterelle aux pieds roses, que j’aimais comme une autre sœur.

Un jour, une des belles dames qui visitaient mon père me demanda un léger service : j’eus le malheur de lui répondre avec impatience. Quand je retournai sur la terrasse, la tourterelle s’était envolée.

J’en conçus un tel chagrin, que je faillis mourir d’une fièvre purpurine qui fit porter à l’épiderme tout le sang de mon cœur. On crut me consoler en me donnant pour compagnon un jeune sapajou rapporté d’Amérique par un capitaine, ami de mon père. Cette jolie bête devint la compagne de mes jeux et de mes travaux.

J’étudiais à la fois l’italien, le grec et le latin, l’allemand, l’arabe et le persan. Le Pastor fido, Faust, Ovide et Anacréon, étaient mes poëmes et mes poëtes favoris. Mon écriture, cultivée avec soin, rivalisait parfois de grâce et de correction avec les manuscrits les plus célèbres de l’Iram. Il fallait encore que le trait d’amour perçât mon cœur d’une de ses flèches les plus brûlantes ! Celle-là partit de l’arc délié du sourcil noir d’une vierge à l’œil d’ébène, qui s’appelait Héloïse. — J’y reviendrai plus tard.

J’étais toujours entouré de jeunes filles ; l’une d’elles était ma tante ; deux femmes de la maison, Jeannette et Fanchette, me comblaient aussi de leurs soins. Mon sourire enfantin rappelait celui de ma mère, et mes cheveux blonds, mollement ondulés, couvraient avec caprice la grandeur précoce de mon front. Je devins épris de Fanchette, et je conçus l’idée singulière de la prendre pour épouse selon les rites des aïeux. Je célébrai moi-même le mariage, en figurant la cérémonie au moyen d’une vieille robe de ma grand-mère que j’avais jetée sur mes épaules. Un ruban pailleté d’argent ceignait mon front, et j’avais relevé la pâleur ordinaire des mes joues d’une légère couche de fard. Je pris à témoin le Dieu de nos pères et la Vierge sainte, dont je possédais une image, et chacun se prêta avec complaisance ce jeu naïf d’un enfant.