Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/68

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on n’a pu dresser ce dernier) ; une étagère rustique chargée de faïences et de porcelaines de Sèvres, assez endommagées la plupart ; un narguilé rapporté de Constantinople, une grande coupe d’albâtre, un vase de cristal ; des panneaux de boiseries provenant de la démolition d’une vieille maison que j’avais habitée sur l’emplacement du Louvre, et couverts de peintures mythologiques exécutées par des amis aujourd’hui célèbres ; deux grandes toiles dans le goût de Prudhon, représentant la Muse de l’histoire et celle de la comédie. Je me suis plu pendant quelques jours à ranger tout cela, à créer dans la mansarde étroite un ensemble bizarre qui tient du palais et de la chaumière, et qui résume assez bien mon existence errante. J’ai suspendu au-dessus de mon lit mes vêtements arabes, mes deux cachemires industrieusement reprisés, une gourde de pèlerin, un carnier de chasse. Au-dessus de la bibliothèque s’étale un vaste plan du Caire ; une console de bambou, dressée à mon chevet, supporte un plateau de l’Inde vernissé où je puis disposer mes ustensiles de toilette. J’ai retrouvé avec joie ces humbles restes de mes années alternatives de fortune et de misère, où se rattachaient tous les souvenirs de ma vie. On avait seulement mis à part un petit tableau sur cuivre, dans le goût du Corrège, représentant Vénus et l’Amour, des trumeaux de chasseresses et de satyres et une flèche que j’avais conservée en mémoire des compagnies de l’arc du Valois, dont j’avais fait partie dans ma jeunesse : les armes étaient vendues depuis les lois nouvelles. En somme, je retrouvais là à peu près tout ce que j’avais possédé en dernier lieu. Mes livres, amas bizarre de la science de tous les temps, histoire, voyages, religions, cabale, astrologie, à réjouir les ombres de Pic de la Mirandole, du sage Meursius et de Nicolas de Cusa, — la tour de Babel en deux cents volumes, — on m’avait laissé tout cela ! Il y avait de quoi rendre fou un sage ; tâchons qu’il y ait aussi de quoi rendre sage un fou.

Avec quelles délices j’ai pu classer dans mes tiroirs l’amas de mes notes et de mes correspondances intimes ou publiques,