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LETTRE V

Vous vous trompez, madame, si vous pensez que je vous oublie ou que je me résigne à être oublié de vous. Je le voudrais, et ce serait an bonheur pour vous et pour moi sans doute ; mais ma volonté n’y peut rien. La mort d’un parent, des intérêts de ma famille ont exigé mon temps et mes soins, et j’ai essayé de me livrer à cette diversion inattendue, espérant retrouver quelque calme et pouvoir juger enfin plus froidement ma position à votre égard. Elle est inexplicable ; elle est triste et fatale de tout point ; elle est ridicule peut-être ; mais je me rassure en pensant que vous êtes la seule personne au monde qui n’ait pas le droit de la trouver telle. Vous auriez bien peu d’orgueil, si vous vous étonniez d’être aimée à ce point et si follement.

Oh ! si j’ai réussi à mêler quelque chose de mon existence dans la vôtre ; si toute une année je vous ai occupée de mes lettres et de ma présence ; s’il y a à moi, tout à moi, quelques journées de votre vie, et, malgré vous, quelques heures de vos pensées, n’était-ce pas une peine qui portait sa récompense avec elle ? Dans cette soirée où je compris toutes les chances de vous plaire et de vous obtenir, où ma seule fantaisie avait mis en jeu votre valeur et la livrait à des hasards, je tremblais plus que vous-même. Eh bien, alors même, tout le prix de mes efforts était dans votre sourire. Vos craintes m’arrachaient le cœur. Mais avec quel transport j’ai baisé vos mains glorieuses ! Ah ! ce n’était pas alors la femme, c’était l’artiste à qui je rendais hommage. Peut-être aurais-je dû toujours me contenter de ce rôle, et ne pas chercher à faire descendre de son piédestal cette belle idole que jusque-là j’avais adorée de si loin.

Vous dirai-je pourtant que j’ai perdu quelques illusions en vous voyant de plus près ? Mais, en se prenant à la réalité, mon amour a changé de caractère. Ma volonté, jusque-là si nette et