Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/95

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tous ! et de l’emporter seule, à travers les flammes, échevelée, à demi-nue, selon son rôle ou du moins selon le récit classique de Burrhus. Et soyez sûrs alors que rien n’aurait pu me la ravir, depuis cet instant jusqu’à l’échafaud ! et de là dans l’éternité !

Ô remords de mes nuits fiévreuses et de mes jours mouillés de larmes ! Quoi ! j’ai pu le faire et ne l’ai pas voulu ? Quoi ! vous m’insultez encore, vous qui devez la vie à ma pitié plus qu’à ma crainte ! Les brûler tous, je l’aurais fait ! jugez-en : Le théâtre de P*** n’a qu’une seule sortie, la nôtre donnait bien sur une petite rue de derrière, mais le foyer où vous vous teniez tous est de l’autre côté de la scène. Moi, je n’avais qu’à détacher un quinquet pour incendier les toiles, et cela sans danger d’être surpris, car le surveillant ne pouvait me voir, et j’étais seul à écouter le fade dialogue de Britannicus et de Junie pour reparaître ensuite et faire tableau. Je luttai avec moi-même pendant tout cet intervalle ; en rentrant, je roulais dans mes doigts un gant que j’avais ramassé ; j’attendais à me venger plus noblement que César lui-même d’une injure que j’avais sentie avec tout le cœur d’un César… Eh bien ! ces lâches n’osaient recommencer ! mon œil les foudroyait sans crainte, et j’allais pardonner au public, sinon à Junie, quand elle a osé… Dieux immortels !… tenez, laissez-moi parler comme je veux !… Oui, depuis cette soirée, ma folie est de me croire un Romain, un empereur ; mon rôle s’est identifié à moi-même, et la tunique de Néron s’est collée à mes membres qu’elle brûle, comme celle du centaure dévorait Hercule expirant. Ne jouons plus avec les choses saintes, même d’un peuple et d’un âge éteints depuis si longtemps, car il y a peut-être quelque flamme encore sous les cendres des dieux de Rome !… Mes amis ! comprenez surtout qu’il ne s’agissait pas pour moi d’une froide traduction de paroles compassées ; mais d’une scène où tout vivait, où trois cœurs luttaient à chances égales, où comme au jeu du cirque, c’était peut-être du vrai sang qui allait couler ! Et le public le savait bien, lui, ce public de