Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/96

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petite ville, si bien au courant de toutes nos affaires de coulisse ; ces femmes dont plusieurs m’auraient aimé si j’avais voulu trahir mon seul amour ! ces hommes tous jaloux de moi à cause d’elle ; et l’autre, le Britannicus bien choisi, le pauvre soupirant confus, qui tremblait devant moi et devant elle, mais qui devait me vaincre à ce jeu terrible, où le dernier venu a tout l’avantage et toute la gloire… Ah ! le débutant d’amour savait son métier… mais il n’avait rien à craindre, car je suis trop juste pour faire un crime à quelqu’un d’aimer comme moi, et c’est en quoi je m’éloigne du monstre idéal rêvé par le poëte Racine : je ferais brûler Rome sans hésiter, mais en sauvant Junie, je sauverais aussi mon frère Britannicus.

Oui, mon frère, oui, pauvre enfant comme moi de l’art et de la fantaisie, tu l’as conquise, tu l’as méritée en me la disputant seulement. Le ciel me garde d’abuser de mon âge, de ma force et de cette humeur altière que la santé m’a rendue, pour attaquer son choix ou son caprice à elle, la toute puissante, l’équitable, la divinité de mes rêves comme de ma vie !… Seulement j’avais craint longtemps que mon malheur ne te profitât en rien, et que les beaux galants de la ville ne nous enlevassent à tous ce qui n’est perdu que pour moi.

La lettre que je viens de recevoir de La Caverne me rassure pleinement sur ce point. Elle me conseille de renoncer à « un art qui n’est pas fait pour moi et dont je n’ai nul besoin… » Hélas ! cette plaisanterie est amère, car jamais je n’eus davantage besoin, sinon de l’art, du moins de ses produits brillants. Voilà ce que vous n’avez pas compris. Vous croyez avoir assez fait en me recommandant aux autorités de Soissons comme un personnage illustre que sa famille ne pouvait abandonner, mais que la violence de son mal vous obligeait à laisser en route. Votre La Rancune s’est présenté à la maison de ville et chez mon hôte avec des airs de grand d’Espagne de première classé forcé par un contretemps de s’arrêter deux nuits dans un si triste endroit ; vous