Page:Nerval - Les Illuminés, Lévy, 1868.djvu/44

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murs blancs se dessinent sur un horizon de bois et de collines vertes. C’est là qu’était né Nicolas Restif, dont le grand-père, homme instruit et allié à la magistrature, se croyait descendant de l’empereur Pertinax. Il est permis de croire que la généalogie qu’il avait dressée à cet effet n’était qu’un jeu d’esprit destiné à ridiculiser les prétentions de quelques gentilshommes, ses voisins, qu’il recevait à sa table. Quoi qu’il en soit, la famille des Restif était considérée dans le pays autant par son aisance que par ses relations : plusieurs de ses membres appartenaient à l’Église ; on songea d’abord à lancer le jeune Nicolas dans cette carrière, mais son naturel indépendant et même un peu sauvage contraria longtemps cette idée. Il ne se plaisait qu’au milieu des bergers, dans les bois de Sacy et de Nitri, partageant leur vie errante et leurs fatigues. Il avait douze ans environ, quand ce goût se trouva favorisé par une circonstance imprévue. Le berger de son père, qui s’appelait Jaquot, partit tout à coup, sans mot dire, pour le pèlerinage du mont Saint-Michel, qui était pour les jeunes gens du pays comme celui de sainte Reine pour les filles. Un garçon qui n’était pas allé au mont Saint-Michel était regardé comme un poltron. De même, il paraissait manquer quelque chose à la pudeur d’une jeune fille qui n’avait pas visité le tombeau de la belle reine Alise, la vierge des vierges. Jaquot parti, le troupeau se trouva sans gardien. Nicolas s’offrit bien vite à le remplacer. Les parents hésitaient : l’enfant était si jeune, et les loups se montraient souvent dans le voisinage ; mais enfin on manquait de monde à la ferme, le voyage de Jaquot ne devait durer que quinze jours : on nomma Nicolas berger intérimaire.

Quelle joie ! quel délire dans ce premier jour de liberté ! Le voilà qui sort à la pointe du jour du clos de la Bretonne, suivi des trois gros chiens Pinçard, Robillard et Friquet. Les deux plus forts moutons portaient sur leur dos les provisions de la journée avec la bouteille d’eau rougie et le pain pour les chiens. Le voilà libre, libre dans la solitude ! Il respire à pleine poitrine ; pour la première fois, il se sent vivre… Les nuages