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VOYAGE EN ORIENT.

donna pour compagne la fameuse Lilith, appartenant à la race des dives, qui, d’après les conseils d’Éblis, devint plus tard infidèle, et eut la tête coupée. Ève ou Hava ne devait donc être que la seconde femme d’Adam. Le Seigneur, ayant compris qu’il avait eu tort d’associer deux natures différentes, résolut de tirer cette fois la femme de la substance même de l’homme. Il plongea celui-ci dans le sommeil, en se mit à extraire l’une de ses côtes, comme dans notre légende. Voici maintenant la nuance différente de la tradition arabe : pendant que Dieu, s’occupant à refermer la plaie, avait quitté des yeux la précieuse côte, déposée à terre près de lui, un singe (kerd), envoyé par Éblis, la ramassa bien vite et disparut dans l’épaisseur d’un bois voisin. Le Créateur, assez contrarié de ce tour, ordonna à un de ses anges de poursuivre l’animal. Ce dernier s’enfonçait parmi des branchages de plus en plus touffus. L’ange parvint enfin à le saisir par la queue ; mais cette queue lui resta dans la main, et ce fut tout ce qu’il put rapporter à son maître, aux grands éclats de rire de l’assemblée. Le Créateur regarda l’objet avec quelque désappointement. « Ënfin, dit-il, puisque nous n’avons pas autre chose, nous allons tàcher d’opérer également. » Et, cédant peut-être légèrement à un amour-propre d’artiste, il transforma la queue du singe en une créature belle au dehors, mais au dedans pleine de malice et de perversité.

Faut-il voir ici seulement la naïveté d’une légende primitive ou la trace d’une sorte d’ironie voltairienne qui n’est pas étrangère à l’Orient ? Peut-être serait-il bon, pour la comprendre, de se reporter aux premières luttes des religions monothéistes, qui proclamaient la déchéance de la femme, en haine du polythéisme syrien, où le principe féminin dominait sous les noms d’Astarté, de Derceto ou de Mylitta. On faisait remonter plus haut qu’Ève elle-même la première source du mal et du péché ; à ceux qui refusaient de concevoir un Dieu créateur éternellement solitaire, on parlait d’un crime si grand commis par l’antique épouse divine, qu’après une punition dont l’univers avait