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VOYAGE EN ORIENT.

moins tendre avec sa barbe de huit jours ! Et moi qui m’apprêtais à leur faire un masque de sequins, d’après les traditions les plus pures de l’Orient, je crus devoir refuser cette galanterie à la face suante des deux autres, qui, tout examen fait, n’étaient évidemment que des almées mâles. Tu comprends dès lors que je n’avais aucune curiosité de leur faire exécuter le pas de l’abeille, — lequel n’a, dit-on, manqué son effet, à l’Opéra, que parce que la Carlotta ne l’a pas accompli jusque dans ses derniers détails.

Tu vas me demander pourquoi au Caire on risque de rencontrer, sous des apparences très-séduisantes parfois, la réalité définitive d’un pauvre ouvrier sans ouvrage… À quoi je te dirai, d’après de scrupuleuses informations, que c’est dans l’intérêt de la morale publique que le gouvernement relègue à Esné les véritables aimées et autres lorettes du Delta. Cette même moralité, qui substitue si heureusement un sexe à l’autre, a réservé encore aux habitants du Caire une compensation chorégraphique dont il va m’être bien difficile de te donner une idée convenable.

Pour se rendre de la place de l’Esbékieh au Mousky (quartier franc), on suit une rue longue et tortueuse, assez large, encombrée de mendiants, d’âniers, de marchands d’oranges et de vendeurs de cannes à sucre ; à gauche, règnent les longs murs du couvent des derviches tourneurs jusqu’à la remise des voitures de Suez, dont la porte est surmontée d’un grand crocodile empaillé. À droite, il y a quelques belles maisons, des cafés, des étalages et même un cabaret italien. Près de là retentissent les trompettes d’une troupe de danseurs équilibristes grecs. Le lieu est, comme tu penses bien, très-frayé, très-bruyant, très-encombré de marchands de friture, de pâtisseries et de pastèques. Il y a toujours aussi des chanteurs de complaintes, des lutteurs, des jongleurs montrant des singes ou des serpents ; là enfin se produit publiquement le spectacle que je veux dite, réalisant les plus exorbitantes images des contes drolatiques de Rabelais. La principale figure, dont le corps, traversé d’une