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LES NUITS DU RAMAZAN.

Péra, et aussi devant le sultan, était allée donner ensuite des représentations en Crimée, et jouer Iphigénie en Tauride aux lieux mêmes où s’élevait jadis le temple de Thoas. Les artistes éminents, comme les grands génies de toute sorte, ont le sentiment profond du passé ; ils aiment aussi les courses aventureuses et sont attirés toujours vers le soleil d’Orient, comme se sentant de la nature des aigles. Donizetti présidait l’orchestre, par une permission spéciale du sultan, qui l’a depuis longtemps engagé comme chef de sa musique.

Il est vrai que ce nom rayonnant n’était que celui du frère de ce compositeur que nous avons tant admiré ; mais il n’en brillait pas moins sur l’affiche avec un charme particulier pour les Européens ; aussi la ville franque n’était-elle occupée que de la représentation prochaine. Les billets, distribués d’avance dans les hôtels et dans les cafés, étaient devenus difficiles à obtenir. J’eus l’idée d’aller voir le directeur du principal journal français de Constantinople, dont les bureaux étaient à Galata. Il parut charmé de ma visite, me retint à dîner et me fit ensuite les honneurs de sa loge.

— Si vous n’avez pas oublié, me dit-il, votre ancien métier de feuilletoniste, vous nous ferez les comptes rendus du théâtre et vous y aurez vos entrées.

J’acceptai un peu imprudemment peut-être ; car, lorsqu’on demeure à Stamboul, il n’est pas commode d’y retourner tous les deux jours en pleine nuit, après la fin du spectacle.

On jouait Buondelmonte ; la salle de spectacle, située dans le haut de Péra, est beaucoup plus longue que large ; les loges sont disposées à l’italienne, sans galeries ; elles étaient occupées presque toutes par les ambassadeurs et les banquiers. Les Arméniens, les Grecs et les Francs composaient à peu près tout le parquet, et, à l’orchestre seulement, on distinguait quelques Turcs, de ceux sans doute que leurs parents ont envoyés de bonne heure à Paris ou à Vienne ; car, si aucun préjugé n’empêche, au fond, un musulman d’aller à nos théâtres, il faut songer que notre musique ne les ravit que médiocrement ; la leur, qui