Page:Nerval - Voyage en Orient, II, Lévy, 1884.djvu/60

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
48
VOYAGE EN ORIENT.

— Quoi ! tu ne comprends pas que ta femme, en me voyant, ne pourra résister au désir de m’appartenir ?

— Je ne vois pas cela, dit le Turc ; elle m’aime, et, si je puis craindre quelque séduction à laquelle elle se laisse prendre, ce n’est pas de ton côté, mon pauvre ami, qu’elle viendra ; ton honneur m’en répond d’abord… et ensuite… Ah ! par Allah ! tu es si singulièrement bâti… Enfin, je compte sur toi.

Le Turc s’éloigne.

— Aveuglement des hommes ! s’écrie Caragueus. Moi ! singulièrement bâti ! dis donc : Trop bien bâti ! trop beau ! trop séduisant ! trop dangereux !… Enfin, dit-il en monologue, mon ami m’a commis à la garde de sa femme ; il faut répondre à cette confiance. Entrons dans sa maison comme il l’a voulu, et allons nous établir sur son divan… Oh ! malheur ! mais sa femme, curieuse comme elles le sont toutes, voudra me voir… et, du moment que ses yeux se seront portés sur moi, elle sera dans l’admiration et perdra toute retenue. Non ! n’entrons pas !… restons à la porte de ce logis comme un spahi en sentinelle. Une femme est si peu de chose… et un véritable ami est un bien si rare !

Cette phrase excita une véritable sympathie dans l’auditoire masculin du café ; elle était encadrée dans un couplet, ces sortes de pièces étant mêlées de vaudevilles, comme beaucoup des nôtres ; les refrains reproduisent souvent le mot bakkaloum, qui est le terme favori des Turcs, et qui veut dire : « Qu’importe ! » ou : « Cela m’est égal. »

Quant à Caragueus, à travers la gaze légère qui fondait les tons de la décoration et des personnages, il se dessinait admirablement avec son œil noir, ses sourcils nettement tracés et les avantages les plus saillants de sa désinvolture. Son amour-propre, au point de vue des séductions, ne paraissait pas étonner les spectateurs.

Après son couplet, il sembla plongé dans ses réflexions.

— Que faire ? se dit-il. Veiller à la porte, sans doute, en attendant le retour de mon ami… Mais cette femme peut