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Page:Nichault - La Comtesse d Egmont.pdf/85

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mais c’était un de ces amours nés désespérés, dont les cœurs poétiques et tendres, les esprits délicats, se nourrissent à plaisir. La différence d’âge, de naissance, de rang dans le monde, ne permettait pas à M. Bernard, à l’humble bibliothécaire du roi, d’élever ses vœux jusqu’à la brillante fille d’un des plus grands seigneurs de la cour ; mais il fallait une idole belle, noble, inspiratrice, à son culte poétique : l’admirer en silence, était un bonheur de tous les instants, qu’il préférait aux jouissances les plus positives dues à une femme vulgaire ; et lorsque, accompagnant madame d’Egmont à l’Opéra, caché dans un coin obscur de la loge, il voyait les beaux yeux de Septimanie s’attendrir sur l’amour fraternel de Castor et Pollux, lorsqu’il l’entendait applaudir à ses vers, son cœur était plus vivement ému qu’il ne l’eût été de la possession de la plus belle femme du monde ; c’était le ridicule de ce temps, avant que la grossièreté des amours de madame Du Barry n’eût détruit le romanesque de tous les autres. Le bonheur d’aimer se composait alors d’une foule de petits soins, de sacrifices, de légères faveurs qui étaient une suite d’aveux du sentiment dont on n’osait parler. Ces plaisirs de toutes minutes compensaient bien des privations ; le cœur ambitieux d’émotions en trouvait dans un mot, dans un regard ; chaque jour en faisait naître de nouvelles. Par combien de troubles ravissants il fallait passer avant d’arriver au but de ses désirs !… Aujourd’hui, la route se fait plus rapidement, toutes les émotions s’épuisent en un jour ; et comme il en faut toujours aux âmes passionnées, elles remplacent ce qu’elles appellent des niaiseries sentimentales par des parties de suicide, des meurtres mutuels. Ces amants-là quittent la vie, comme deux amis vont se coucher lorsqu’ils n’ont plus rien à se dire.

Gentil Bernard (car c’est ainsi que chacun le nommait] ; venait tous les jours chez madame d’Egmont ; il s’était offert pour être son lecteur, et comme il lisait à merveille, elle profitait souvent de sa complaisance, et sa place était marquée derrière le canapé de la comtesse. Personne n’aurait osé médire de ses assiduités, sa position même n’alarmait point les parents, les amis de madame d’Egmont. Alors, on était sans