Page:O’Neddy - Œuvres en prose, 1878.djvu/20

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jouit encore plus que tout autre dont les organes seraient même au niveau des siens en fait de vigueur, de souplesse et d’impressionnabilité ; car c’est du sein d’un profond ennui que, d’un seul élan, il est monté à ce haut divertissement, car il y a là pour lui le charme souverain de l’inespéré, de l’imprévu. Qu’il éprouve de reconnaissance envers l’aimable compagnon qui a servi d’instrument à la destinée pour métamorphoser son déplaisir en jubilation ! Certainement, gagner la partie ne lui ferait point de peine : la fibre vaniteuse a chez lui tant de sensibilité ! mais s’il la perd, ma foi, il saura gaîment s’en consoler. Ce dommage n’aura-t-il pas une ample compensation dans l’avantage d’avoir lié connaissance avec un gentilhomme accompli, un être supérieur qui sait l’entendre et lui répondre ? C’est que, voyez-vous, notre colonel, tout à fait capté par les adulations de l’inconnu, le regarde comme un phénix d’intelligence et d’urbanité, le nommerait volontiers son égal ! C’est qu’il se promet bien de le garder auprès de lui le plus longtemps possible, de l’entraîner à Nantes où il va caserner sa troupe, et de lui payer à la ville, en joies et festins, de femmes et de jeu, l’agrément vif et rare qu’il goûte aux champs dans sa compagnie !

Cependant nos deux coureurs ont déjà laissé loin, bien loin derrière eux, le premier rang des escadrons. Déjà le but s’approche, déjà on aperçoit la milliaire qui le marque. Jusqu’à ce moment, une chance à peu près égale s’est maintenue entre les deux rivaux ; c’est à peine si, tour à tour ils se sont dépassés de quelques pouces. Mais soudain le cheval de l’inconnu prend comme des ailes… C’est en vain que celui du colonel essaie d’en faire autant ; il reste en arrière… Son maître a perdu.

La comte de Brazhella domine facilement le léger dépit qu’il ne peut s’empêcher de ressentir. Il va rejoindre, avec un sourire de bonne grâce, l’étranger qui l’attend au bout de la carrière, dans une attitude pleine de convenable modestie. Puis il fouille dans sa bourse, et en tire cinq pièces d’or qu’il présente courtoisement à son vainqueur.

Mais voilà que la physionomie jusqu’alors si remarquable d’aménité de celui-ci revêt tout à coup un caractère tout menaçant et diabolique, et d’une voix qui, de douce et urbaine, est devenue rude et sauvage :

— Sire colonel, il me faut la bourse entière !…