Page:Octave Mirbeau Un gentilhomme 1920.djvu/30

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des murs… Et sitôt évoquées, ces images, je les éloignais de moi avec colère, avec terreur…

Mon dîner commençait à me peser sur l’estomac. Il faisait froid d’ailleurs, un froid agressif et pénétrant. Une brume épaisse montait des prairies latérales, entrevues à peine, me glaçait les jambes, m’irritait la gorge. N’étant pas d’humeur bucolique, et nullement disposé à m’attendrir sur la poésie de la nature nocturne, je rebroussai chemin. N’avais-je pas des mois et des mois, des années et des années, peut-être, pour admirer l’ordonnance seigneuriale de cette avenue… y rêver — ah ! oui, y rêver !  — et en compter les arbres trois fois centenaires, s’il me plaisait, aux heures probables, hélas ! où l’ennui, les déceptions, la solitude morale me rongeraient l’âme comme toujours ?… Je relevai le col de mon paletot, et, les mains dans mes poches, je rentrai au village, très vite.

Ici se place un incident infiniment grotesque et pénible.

Comme je longeais le trottoir de la place dans la direction de l’auberge, j’entendis, venant de la boutique close d’un perruquier, des sons étouffés, des sons lamentables d’accordéon. Cela ressemblait, parmi le silence et parmi les ténèbres, au bêlement plaintif, au bêlement lointain d’un chevreau égaré dans un bois, la nuit. Je m’arrêtai. Entre les volets mal joints, par le rais de lumière des volets, j’aperçus le