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HENRI CORNÉLIS AGRIPPA

tant, mais surtout parce qu’elle exprime admirablement, toujours vivante, toujours jeune, toujours florissante, la vieille amitié qui nous unit. Oh ! la liaison charmante, pleine de douceur ! la solitude et l’éloignement qui nous séparent depuis plusieurs années déjà, hélas ! non seulement ne lui ont fait aucun tort, ne l’ont aucunement amoindrie ; au contraire, il me paraît qu’elle s’est encore augmentée, encore raffermie, si c’est possible. C’est qu’elle repose sur des fondements larges et solides. Ce ne sont pas les raisons banales qui engagent d’ordinaire le commun des hommes à se lier, qui lui ont donné naissance. Le vulgaire contracte au hasard, aveuglément, une amitié fragile, périssable, superficielle. Elle est limitée au temps où les amis sont en présence. Cette amitié-là ondoie, pour ainsi dire, à la surface des lèvres ; elle n’est point gravée au fond des cœurs. On peut à juste titre lui appliquer le vers de Properce qui dit que « l’amour disparaît à mesure que s’éloignent les yeux de la personne aimée ». Quant à moi, cher Agrippa, je supplie les Immortels de rendre vivace, éternellement vivace, cette amitié suave qui nous unit l’un à l’autre.

Après ce préambule assez court, venons au sujet qui nous occupe et pour lequel je vous écris aujourd’hui. C’est avec raison, cher Agrippa, que je vous aime, que je vous estime beaucoup, puisque vous avez si bienveillamment consenti à ce que je vous demandais récemment avec tant d’ardeur[1]. Si donc, à votre tour, vous me demandez jamais quelque chose qu’il dépende de moi de vous accorder, je ferai en sorte que vous ne le réclamiez pas en vain. Je veux vous prouver que vous avez à faire à un homme qui met autant d’empressement, de bonne volonté, à rendre un service qu’à le recevoir. Bien qu’au début vous ayez passablement tergiversé, entassant motifs sur motifs pour mettre sur l’épaule des autres le fardeau de cette entreprise, dont vous vouliez vous décharger soit sur Érasme, soit sur Vivès, soit encore sur Cochlée[2], vous perdez votre temps, cher ami. J’accorde à votre modestie, à votre prudence, ce qui leur est dû ; à votre modestie d’abord, elle est évidente en ce que, vous estimant au-dessous du médiocre, vous êtes d’avis qu’il en est d’autres que l’on doit appeler de préférence à vous-même, dans l’accomplissement d’une œuvre si méritoire.

Vous placez ces hommes au-dessus de vous, tant pour leur intelligence que pour leur érudition si connue, la facilité et l’abondance de leur élocution. Mais nous examinerons cela tout à l’heure ; parlons de votre prudence. N’en est-ce point, prudence même peu commune, que d’examiner l’affaire en tous ses détails de la mesurer en quelque sorte au cordeau, quand vous-même, avec autant de perspicacité que d’autorité, vous admettez l’entreprise comme réclamant un écrivain de tous points accompli. Vous craignez que, le fardeau une fois mis sur vos épaules, vous n’ayez pas assez de force pour le soutenir, et ne deveniez ainsi le but des risées, des sifflets des envieux, des querelles des

  1. Relativement à l’affaire du divorce de la reine Catherine d’Aragon. Cf. la lettre de Chapuys à Agrippa datée de Londres du 26 juin 1531, traduite p. 103.
  2. Voir la lettre d’Agrippa à Chapuys d’août 1531, page 105 et notes 2 et 4 de la page 106.