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SA CORRESPONDANCE

chicaneurs. En l’espèce, votre raisonnement est assez semblable à celui du captif d’Alexandre. Cet homme était d’une habileté extrême, sans rivale, à lancer des flèches ; sur sa réputation, le roi le fit venir pour voir ce qu’il en était ; mais le captif préféra se mettre dans le cas d’être conduit à la mort plutôt que de risquer sa réputation dans un nouvel essai. Combien n’agirai-je pas plus prudemment, dites-vous, si, me mesurant avec mon propre pied (telle est l’expression populaire), je me garde de prendre en main une affaire aussi ardue ? C’est dans ce même ordre d’idées que Thucydide a si bien dit que « l’ignorance est hardie, pleine d’infatuation ; le véritable savoir timide, hésitant, circonspect ». Ces deux qualités, modestie et prudence, me donnent d’autant plus d’espoir que, si vous voulez avoir la chose à cœur, oui, j’en ai la confiance, si vous y mettez une fois la main, nul parmi les mortels ne traitera la question avec plus de force et d’énergie, ni avec plus de bonheur. Je ne puis me résoudre à changer un mot de ce que je vous écrivais dans ma dernière lettre[1], bien que vous me le demandiez à plusieurs reprises et que je reconnaisse comme vous le danger du poste que je vous confie, et la haute importance de l’affaire à laquelle je vous convie.

N’est-ce pas le Pyrgopolymeas de Plaute qui dit : « On ne fait rien de grand si on ne s’expose pas au danger. » Je sais, je ne sais que trop, savant ami, dans quelle arène je vous prie de descendre, dans quelle lutte je vous engage mais, par contre, je connais quel est l’athlète que je lance dans cette arène oui, je connais toutes les ressources de votre esprit, cette admirable facilité soit d’improviser, soit de préparer un travail de longue haleine. Je connais tout l’attirail des connaissances que vous vous êtes acquises, cette mémoire surprenante, cette élocution abondante simple, naturelle coulant de source, mais pure et châtiée, et par conséquent d’autant plus propre à persuader et à instruire. Je sais encore que, en plus de ces sciences qu’on nomme Cycliques (science que vous possédez à merveille), vous avez également la science approfondie des lois divines et humaines, surtout, au-delà de l’imaginable, celle des Saintes Écritures. À coup sûr, quand j’étais assez heureux pour vous voir fréquemment[2], combien de fois me suis-je étonné de l’immense variété de vos connaissances, de la précision et, en même temps, de la spontanéité de votre esprit, et, par-dessus tout, d’une sorte d’inspiration divine. On pourrait dire de vous ce que Pic de la Mirandole disait au grammairien Berbald : « Vous êtes une Bibliothèque vivante, parlante. »

Puisqu’il en est ainsi (n’allez pas croire que je parle pour vous plaire, pour vous flatter, et souffrez que je vous donne ce conseil), décidez si vous devez laisser votre talent enfoui. Craignez qu’un Dieu justement sévère ne vous demande compte un jour du mauvais emploi de vos rares facultés. Tâchez donc de retirer le plus de fruit possible des dons dont il lui a plu de vous combler.

Parlons un peu maintenant de ceux sur lesquels vous vouliez vous décharger du fardeau de cette affaire. Je ne veux pas me prononcer sans

  1. Lettre du 26 juin 1531, p. 103.
  2. À Genève, quand Chapuys y exerçait les fonctions d’Official du diocèse.