Page:Otlet - Problèmes internationaux et la guerre.djvu/149

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peuple c’est haïr une multitude chez laquelle le bien et le mal se confondent, comme chez toutes les multitudes. Mais haïr le génie de ce peuple quand il est monstrueux, et son œuvre quand elle est criminelle, c’est un devoir pour tout esprit probe et toute conscience loyale. e) La haine de peuple à peuple a souvent un caractère artificiel. Elle est excitée par des procédés de gouvernement ou de presse[1]. La lutte entre concurrents ne dégénère nécessairement en haine de la concurrence, la lutte des classes en haine des classes. Pourquoi en devait-il être autrement de la lutte entre peuples ? La haine qui divise les peuples n’est pas un sentiment spontané né d’une impression immédiate et personnelle. C’est plutôt un produit artificiel résultant d’insinuations et de suggestions qui agissent sur le cœur il est vrai, mais à l’intermédiaire de l’entendement. Ces insinuations et ces suggestions produisent leurs effets venimeux en se répandant par voie oOrale ou par écrit, par la presse surtout. La haine collective n’est pas un sentiment inébranlable, mais passager, basé sur des conceptions fausses, sur des malentendus[2].

Aujourd’hui l’Europe est divisée en deux camps. Les hommes qui se battent ne se sont pas toujours haïs ; les hommes qui luttent ensemble au contraire ont guerroyé les uns contre les autres dans le passé. Les Anglais s’unirent aux Russes contre Napoléon Ier ; ils les combattirent à Sébastopol ; aujourd’hui ils sont à nouveau leurs alliés.  Pendant des siècles l’Anglais a été considéré comme l’ennemi héréditaire en France. L’accord de Fachoda négocié par les chancelleries, et auquel les peuples n’ont été pour rien, a dissipé ces montagnes de haine comme par un coup de baguette. Les cosaques, dont le nom seul resta une menace d’horreur dans le peuple français pendant les trois quarts du XIXe siècle sont, depuis l’alliance russe, traités en amis. L’Autriche, boulevard de la chrétienté contre l’Islam, est aujourd’hui l’alliée des turcs. Les Bulgares se tournent contre les Russes libérateurs, mais jusqu’avant-hier ils ignoraient s’ils n’allaient pas combattre dans l’autre camp. En ce moment même nul ne sait qui les Grecs recevront l’ordre de massacrer. Dans de telles conditions il faut reconnaître que de plus en plus les dirigeants peuvent à volonté décider des sentiments de haine de leur peuple. On crée un mouvement de haine comme on crée un mouvement de sympathie. On change l’état d’âme des nations. Les chancelleries peuvent allier les ennemis

    Zeitung », cité par le « Temps », 30 août 1915.) « Es muss dem deutschen Jungen schon Klar gemaçht werden auch dem deutschen Mädels : « Du hast ein Recht, die Feinde deines Vaterlandes zu hassen » (Tu as un droit, celui de haïr l’ennemi de ta patrie), » (Discours du général Keim, président du Wehrverein). — Voir aussi le Hassengesang de Lissauer.

  1. H. Stöcker, Lieben Oder Hassen ? (1915)
  2. De Wrangel, La fomentation de la haine entre les peuples « La Voix de l’humanité », 4 septembre 1915.