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Page:Palante - La Sensibilité individualiste, Alcan, 1909.djvu/110

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se croit en droit de reléguer au rang des utopies tout idéal de société future où s’établirait l’harmonie souhaitée entre l’individu et la société. Loin que le développement de la civilisation diminue le mal, il ne fait que l’intensifier en rendant la vie de l’individu plus compliquée, plus laborieuse et plus dure au milieu des mille rouages d’un mécanisme social de plus en plus tyrannique. La science elle-même, en intensifiant dans l’individu la conscience des conditions vitales qui lui sont faites par la société, n’aboutit qu’à assombrir ses horizons intellectuels et moraux. Qui auget scientiam auget et dolorem.

On voit que l’individualisme est essentiellement un pessimisme social. Sous sa forme la plus modérée, il admet que, si la vie en société n’est pas un mal absolu et complètement destructif de l’individualité, elle est du moins pour l’individu une condition restrictive et oppressive, une sorte de carte forcée, un mal nécessaire et un pis-aller.

Les individualistes qui répondent à ce signalement forment un petit groupe morose dont le verbe révolté, résigné ou désespéré fait contraste avec les fanfares d’avenir des sociologues optimistes. C’est Vigny disant : « L’ordre social est toujours mauvais. De temps en temps il est seulement supportable. Du mauvais au supportable, la dispute ne vaut pas une goutte de sang[1]. » C’est Schopenhauer regardant la vie sociale comme le suprême épanouissement de la méchanceté et de la douleur humaine. C’est Stirner,

  1. Vigny, Journal d’un poète.