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s’élevait à côté de la masure ancienne, indice de temps meilleurs.

Sur un banc, près du seuil de la porte, le père se chauffait au soleil. Il était vieilli, ridé, courbé. Il marchait péniblement et à l’aide de deux cannes noueuses.

— Comment ça va, le père ? lui jeta-t-il en guise de bonjour.

— Ça va pas pan toute.

Sa voix aussi était cassée. Elle chevrotait…

— Depuis que je me suis fait ruer, et depuis qu’ta mère est morte je me suis pas remis.

— La mère est morte ? Quand ?

— Ça va faire deux ans betôt.

— Ça va faire deux ans betôt.

— Vous ne me l’avez pas fait savoir.

— Tu nous avais pas dit où qu’t’étais… Ça va bien mal pour moé… depuis ce temps. J’ferai pas vieux os.

— Vous êtes encore jeune, le père. Faut pas vous laisser aller.

— Moi, j’suis ben fini. J’en ai pus rien que pour queuques jours. La vieille carcasse est usée. C’t’égal, j’suis content. J’voulais pas partir sans te revoir. Pis toé, comment ça vas ?

— Ça va bien.

— Pis tes amours. As-tu eu des nouvelles d’la p’tite Bourgeois ?

— Elle est mariée.

— C’est ben mieux de même. C’était pas ane femme pour toé. T’es pas de son monde.

Il toussota. Sa tête blanchie branla, ses lèvres remuèrent fébrilement.

— Mon Victor, écoute moé. Faudra un jour que tu t’maries. Prends donc ane bonne fille de par cheu nous.

Il alla pour se lever. Cela dut lui demander un grand effort, car il y allait péniblement.

— Louis !

Le gendre apparut.

— Tiens, bonjour Victor ! Il y a longtemps qu’on t’a vu.

— En effet, Louis, il y a bien longtemps.

— T’as changé gros.

— Ça se peut.

— T’as un air farouche ! un air « rough ».

Ils aidèrent le vieux à entrer.

Il se plaignit de douleurs violentes par tout le corps, et d’un point au cœur.

— Voulez-vous qu’on fasse venir le docteur ?

— Quoi ce qu’y peut faire ? J’sais bien, moé, qu’en ai rien que pour queuques jours. Y manque d’huile dans la lampe. À va s’éteindre. Tout de même j’suis content qu’tu soyes là, mon Victor. Tes frères sont venus c’t’été. Y vont ben.

Trois jours après, il mourut.

Ses funérailles furent simples et touchantes comme sa vie.

Après le service, comme c’est la coutume à la campagne, il y eut un grand fricot. Après une dernière poignée, parents et amis retournèrent chez eux. L’oubli recouvrit de son voile celui qui fut un travailleur austère, courageux et obscur.

Deux jours après, Victor partait pour Montréal. Il avait appris à Québec, qu’après son mariage, elle irait demeurer dans cette ville, où son mari avait ses affaires.

Il avait combiné tout un plan d’action qu’il lui tardait de mettre en marche. Il avait un but nouveau. Il voulait l’atteindre à tout prix, dut-il pour cela y dépenser toute sa vie. Quand il voulait une chose, il la voulait bien.

Sa sensibilité morale était morte à jamais.

Il venait de s’en rendre compte au peu de peine éprouvée par cette brusque disparition des siens. Il en était content. C’était un obstacle de moins. Il ne connaîtrait pas ces minutes d’attendrissement qui compromettent trop souvent le succès des plus belles entreprises.

Trois ans se sont écoulés depuis que Duval a foulé, pour la première fois, l’asphalte de la métropole. Les tâtonnements des débuts sont choses finies. Finies, également, les longues journées d’attente dans l’antichambre des bureaux, les démarches ennuyeuses chez les employeurs, en quête d’un peu de travail.

Il possède un capital assez considérable, très considérable même, si l’on considère le peu de temps qu’il a mis à l’amasser et toutes les difficultés qui ont surgi devant lui.

C’est un dimanche d’octobre.

Il vient de terminer son dîner pris en commun avec les autres pensionnaires. Retiré à sa chambre, il grille un cigare, en faisant le relevé de ses activités à date, et en étudiant pour les jours qui viennent la ligne de conduite à suivre.

Sa chambre, rue St-Hubert, dans l’une de ces anciennes maisons jadis cossues, aujourd’hui converties en garnis, est vaste et donne sur le devant. Deux grandes fenêtres l’éclairent. Entre les fenêtres, accotée au mur, une table : sa table de travail. Un lit simple dans un coin, une commode, une bibliothèque et quelques fauteuils composent tout l’ameublement. Sur les murailles aucune gravure.