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eux devraient se borner à un flirt d’été. Lutter n’était pas son fait.

Habituée à l’adulation et à tous ses aises, la perspective de débuter avec Victor Duval au bas degré de l’échelle, d’avoir à subir les critiques de son père et les moqueries de ses amis, avait tué le peu d’amour que la longue disparition n’avait pas étouffé.

C’était logique… simple… implacable.

Le mariage de Germaine Bourgeois, fille de d’honorable M. Bourgeois, avec Pierre LeMoyne, le fils de Jacques LeMoyne le richissime Montréalais propriétaire d’une des plus importantes fonderies du pays, défrayait depuis longtemps, les chroniques mondaines de la vieille capitale. Germaine était très lancée dans ce qu’on est convenu d’appeler la « Société », terme exclusif et un peu renversant dans un pays où les « familles » existent depuis deux ou trois générations au plus et où la classe dirigeante est issue pour la majeure partie de cultivateurs, d’épiciers et de bouchers.

Le matin du mariage tout le Québec chic se pressait aux abords de la Basilique.

C’était une journée splendide de septembre, pleine de soleil.

Les limousines les plus somptueuses stationnaient tout autour de l’église. Le temple était rempli d’une foule brillante d’invités et de curieux… On admirait l’élégance du marié et la grâce de la mariée. Lui, mince, svelte, en sa jaquette bien ajustée ; elle, ravissante en sa riche toilette blanche…

L’orgue entonnait la marche nuptiale du Lohengrin de Wagner. Par les verrières la lumière pénétrait multicolore et chatoyante.

Ils sont à genoux tous deux au pied de l’autel ; un vieux prêtre, courbé et blanchi, leur pose la question sacramentelle et les bénit.

Et pendant qu’il lui passe au doigt l’anneau qui les unit, il y a quelqu’un au fond, debout, adossé à une colonne, qui écoute en son cœur, frapper sur le cercueil de ses rêves, les clous de la réalité.

Il y a quelqu’un qui entend, distinctement, dans son cerveau que brûle la fièvre, sonner les glas de son bonheur.

Il ne bouge. Il est impassible. On ne sait ce qu’il pense, ni même, s’il pense.

À l’examiner on verrait ses joues trembloter légèrement… on verrait une petite flamme vaciller dans les prunelles… Si l’on mettait la main sur son cœur, l’on entendrait le minuscule forgeron dont parle Henri Heine frapper et refrapper sur le cercueil où gisent avec les illusions défuntes le grand Rêve mort.

Et pendant que le cortège défile, il est resté à son poste pour la voir passer, pour le voir passer aussi, lui qui devra payer également, parce qu’il le charge des péchés d’Israël. Ce couple que le bonheur auréole ne peut pas, ne pourra jamais lui être indifférent.

L’orgue chante… Et les notes graves, solennelles résonnent dans le vaisseau qu’ils emplissent, et qui chante lui aussi.

Les jeunes mariés sont près de la porte. Bientôt elle va presque le frôler… Elle est là près de lui qui darde sur elle l’éclat de son regard glacé où se lisent des menaces.

Elle serre plus fort le bras de son mari et, dédaigneuse, détourne la tête pour contempler avec amour celui dont elle est la compagne pour toujours, « for better, for worse ».

Et Victor Duval la suit par la pensée… Il la voit au soir de ce grand jour, dans la maison de l’homme, devenir sa chose.

Un voile rouge s’étend devant lui ; un frisson le parcourut… une douleur.

Les derniers invités et les derniers curieux sont sortis.

L’église est déserte. Il ne reste que lui.

Une pensée mauvaise l’obsède. Il vient de comprendre que tout ce qu’il y avait de bon en lui est évanoui.

Le Victor Duval qu’il était, est mort.

Dans tous les gens qu’il voit, il aperçoit des ennemis. Il en veut à la création toute entière.

Il se sent seul, seul, seul.


— VIII —


La solitude, en l’accablant, le fit se rappeler qu’il avait une famille. Il l’avait oubliée depuis son départ. L’amour qu’il portait à Germaine avait suffi pour remplir sa vie. Elle lui tenait lieu de tout. Elle était sa famille, sa patrie, son univers. Hors d’elle, rien n’existait.

Le temps avait fait son œuvre. La mère Duval était morte depuis déjà deux ans, les premiers temps qu’il était en mer. On n’avait pu lui faire parvenir la nouvelle, dans l’ignorance où l’absence de lettres les tenaient sur son sort.

Louis Gervais, le mari d’Alphonsine exploitait la terre paternelle ; Albert et une petite sœur demeuraient avec eux.

Quand Victor arriva chez lui, il constata avec plaisir qu’une maison neuve et spacieuse