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306 OPUSCULES.

Il est fâcheux de s’arrêter à ces bagatelles ; mais il y a des temps de niaiser.

Il suffit de dire à des esprits clairs[1] en cette matière, que deux néants d’étendue ne peuvent pas faire une étendue. Mais parce qu’il y en a qui prétendent s’échapper à cette lumière par cette merveilleuse réponse, que deux néants d’étendue peuvent aussi bien faire une étendue que deux unités dont aucune n’est nombre font un nombre par leur assemblage ; il faut leur repartir qu’ils pourraient opposer de la même sorte que vingt mille hommes font une armée, quoique aucun d’eux ne soit armée ; que mille maisons font une ville, quoique aucune ne soit ville ; ou que les parties font le tout, quoique aucune ne soit le tout ; ou, pour demeurer dans la comparaison des nom- bres, que deux binaires font le quaternaire et dix dizaines une centaine, quoique aucun ne le soit.

Mais ce n’est pas avoir l’esprit juste que de confondre, par des comparaisons si inégales, la nature immuable des choses avec leurs noms libres et volontaires et dépendant du caprice des hommes qui les ont composés. Car il est clair que pour faciliter les discours on a donné le nom d'armée à vingt mille hommes, celui de ville à plusieurs maisons, celui de dizaine à dix unités ; et que de cette liberté naissent les noms d’unité, binaire, quaternaire, disaine, centaine, différents par nos fantaisies, quoique ces choses soient en effet de même genre par leur nature invariable, et qu’elles soient toutes proportionnées entre elles et ne diffèrent que du plus ou du moins, et quoique, ensuite de ces noms, le binaire ne soit pas quaternaire, ni une maison, une ville, non plus qu’une ville n’est pas une maison. Mais encore, quoique une maison ne soit pas une ville, elle n’est pas néanmoins un néant de ville : il y a bien de la différence entre n’être pas une chose et en être un néant.

Car, afin qu’on entende la chose à fond, il faut savoir que la seule raison pour laquelle l’unité n’est pas au rang des nombres, est qu’Euclide et les premiers auteurs qui ont traité d’arithmétique, ayant plusieurs propriétés à donner, qui convenaient à tous les nombres hormis à l’unité, pour éviter de dire souvent qu’en tout nombre, hors l’unité, telle condition se rencontre, ils ont exclu l’unité de la signification du mot de nombre, par la liberté que nous avons déjà dit qu’on a de faire à son gré des définitions. Aussi, s’ils eussent voulu, ils en eussent de même exclu le binaire et le ternaire, et tout ce qu’il leur eût plu ; car on en est maître, pourvu qu’on en avertisse : comme au contraire l’unité se met quand on veut au rang des nombres, et les fractions de même. Et, en effet, l’on est obligé de le faire dans les

  1. Instruits.