Page:Pelletan - Le Monde marche.djvu/197

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droit d’en prendre témoignage et d’en tirer une conclusion. Qu’est-ce, en effet, que le bonheur, et à quelle mesure commune peut-on le ramener dans la langue de l’humanité ? Fait vague, contradictoire, insaisissable, dépendant du temps, du lieu, du caractère, du préjugé, de l’éducation, de la mode, de la vanité, de l’exemple, il change de nature en changeant d’histoire, et de livrée en changeant de latitude.

Le bonheur pour Trimalcion consiste à regarder, la tête couronnée de lierre, l’amphore de Falerne circuler de main en main autour du triclinium ; le bonheur pour le héros scandinave consiste à sentir pétiller sur sa lèvre l’écume de la cervoise dans le crâne de l’ennemi égorgé à la dernière bataille ; le bonheur pour le conquérant consiste à passer sur ce monde comme un ouragan de feu, en laissant derrière lui une longue traînée de cendre ; le bonheur pour le pénitent indou consiste à crucifier son corps à un tronc de figuier, pour fondre intarissablement son âme dans l’âme de Brahma ; le bonheur pour le Chinois consiste à savourer mystérieusement dans un tuyau de bambou le voluptueux suicide de l’opium ; le bonheur pour le moine italien consiste à couver d’un œil attendri la figure rayonnante de la Madone ; le bonheur pour le savant consiste à suivre d’étoile en étoile, sur l’aile de l’algèbre, un problème encore insoluble d’astronomie ; le bonheur pour le juif consiste à entasser pièce à pièce, privation sur privation, et à peser chaque matin à son trébuchet l’économie féroce de la