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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

son voisin a dit[1], fait ou pensé, mais seulement ce qu’il fait lui-même, pour que son action soit juste et pure[2] ! Oui certes, voilà ce qui est bien : au lieu de chercher à voir autour de soi

  1. Au lieu d’ἀσχολίαν, Gataker propose εὐσχολίαν, qui est, en effet, bien plus conforme au sens du passage.
  2. [Couat : « … si ce qu’il fait lui-même est juste et pur ! Il ne faut pas se plaire à considérer autour de soi les caractères bons ou méchants, mais courir… » Var. : « … L’honnête homme ne doit pas considérer autour de lui les mœurs des autres, mais courir… » Autre var. : « … Il n’est pas conforme au bien de regarder autour de soi les mœurs des autres ; il faut courir… » — Ces trois traductions, dont aucune ne semble avoir satisfait son auteur, correspondent à trois lectures différentes — et presque également douteuses — d’un texte à peu près désespéré : 1o μὴ γὰρ τὸ ἀγαθὸν ἢ μέλαν ἦθος περιϐλέπεσθαι, — 2o δεῖ γὰρ τὸν ἀγαθὸν μὴ ἅλλων ἦθος περιϐλέπεσθαι, — 3o οὐ κατὰ τὸ ἀγαθὸν ἅλλων ἦθος περιϐλέπεσθαι. Les manuscrits autres que A, où manque une ligne, donnaient ces mots incohérents : ἢ κατὰ τὸν ἀγαθὸν μὴ μέλαν ἦθος περιϐλέπεσθαι. On voit combien s’en écartent les conjectures de M. Couat : la seconde, d’ailleurs, n’est pas de lui : elle en réunit deux plus anciennes. Δεῖ γὰρ τὸν ἀγαθὸν est proposé dans l’édition de 1775 (Lipsiae, adnotavit Morus) ; c’est M. Stich qui a le premier voulu lire ἅλλων au lieu de μέλαν.

    Il est inutile de reprendre ici toute la note dans laquelle M. Couat s’excuse de ses trois lectures. Aucune n’est d’une clarté ou d’une correction telle qu’on en oublie la témérité. J’aurai plus loin à signaler l’insuffisance de la première ; τὸν ἀγαθόν, dans la seconde, est inutile et plat ; dans la troisième, la périphrase οὐ κατὰ τὸ ἀγαθόν, pour οὐ δεῖ, ou pour un simple μή, que donnaient d’ailleurs les manuscrits, l’est encore plus. Ces trois conjectures cependant sont utiles en mettant en relief une difficulté du texte manuscrit dont on ne s’était pas assez inquiété avant M. Stich. Jusqu’à lui la sagacité des principaux éditeurs de Marc-Aurèle ne s’était guère exercée que sur les mots ἢ κατὰ τὸν ἀγαθόν. Comme M. Stich, M. Couat est arrêté par l’expression μέλαν ἦθος. D’abord, je la voudrais au pluriel ou déterminée par un article. Pour M. Couat, c’est le sens des mots qu’il ne retrouve pas. « Bien qu’on la rencontre ailleurs (IV, 28) dans Marc-Aurèle, » dit-il en note, « cette expression, si elle reste isolée, n’est pas à sa place dans la phrase dont nous nous occupons. L’auteur des Pensées ne nous défend pas seulement de regarder autour de nous les mauvais caractères, mais de nous occuper du voisin, quel qu’il soit. » J’ajoute qu’il faut quelque complaisance pour accepter la traduction de μέλαν par « mauvais ». Si l’on se réfère, trois pages plus bas, à la pensée qui commence précisément par μέλαν ἦθος, on y trouvera l’énumération de plusieurs défauts de caractère. Mais la liste est incomplète : il y manque le caractère envieux, l’indécis, le faible, et bien d’autres, et celui qu’on appelle justement le mauvais caractère ; en sorte que μέλαν ἦθος ne saurait être pris pour un terme générique, encore moins pour une expression consacrée et le sujet d’une définition per enumerationem simplicem (cf. la note à la pensée IV, 28). Le sens de cette expression est donc encore plus restreint que ne le suppose M. Couat : on ne pourrait même pas, comme il l’a tenté un moment, opposer μέλαν à ἀγαθόν. Ce mot veut être changé.

    Si vraiment il ne suffit pas, pour faire passer une locution aussi inexacte, de la donner pour une citation d’un poète, la conjecture de Xylander, qui substitue à l’adjectif ἀγαθόν le nom du comique Agathon (Ἀγαθῶνα), ne présente qu’un avantage — un très grand avantage, si l’on veut — sur toutes les autres : le texte est rajusté d’une main très légère ; une seule lettre est changée à la phrase absurde des manuscrits (car entre un Ο et un Ω, au moins dans la prononciation, la différence est nulle). Mais cette correction est inutile si elle n’explique pas μέλαν, plus inutile encore, si on l’explique… en le changeant. Il est, d’ailleurs, toujours arbitraire d’invoquer le témoignage d’un mort, dont il ne reste rien d’écrit.

    C’est la correction de Xylander qu’ont traduite Pierron et M. Michaut ; Barthélemy-Saint-Hilaire la loue en note. — Je crois très compromis le texte, tel que nous le livrent les manuscrits, et je crains qu’il ne réclame quelque opération violente. Il faudrait au moins changer μέλαν, sinon μέλαν ἦθος, qui a dû être importé là d’une