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LES FABLIAUX

prévôt, le forestier du seigneur, le prêtre, convoitent la femme du vilain Constant du Hamel, et comme elle leur résiste, ils complotent après boire de la réduire par « besoin, poverte et faim », d’ « amaigroier la rebelle » :

Pelez de là et je de ça :
Ainsi doit on servir vilaine !

Tous trois rançonnent le mari ; le prêtre le chasse de l’église ; le prévôt le met aux ceps ; le forestier confisque ses bœufs. Mais quand le corvéable ruiné réussit à prendre sa revanche, quand il a enfermé les trois galants dans un tonneau rempli de plumes et qu’il y a mis le feu, quand il les poursuit par les rues en faisant tournoyer sa massue, on sent que le conteur s’enthousiasme ; il les pourchasse aussi, lance contre eux, joyeux comme à la curée, tous les chiens du village : « Tayaut, Mancel ! tayaut, Esmeraude ! » Et, quand il termine son récit par ce vers grave :

Que Dieus nous gart trestous de honte !

on croit entendre l’accent de quelque haine de jacques ; on sent que le poète se sait vilain, lui aussi, et qu’il parle à ses pairs.

Mais ce ton haineux est, le plus souvent, étranger aux fabliaux. Les jongleurs, bienvenus des bourgeois comme des chevaliers, n’ont eu peur de se gausser ni des uns, ni des autres ; non par courage, mais parce que nul n’eût daigné les persécuter.

Le rire des fabliaux n’est donc ni brave, ni lâche ; mais est-il décidément satirique ?

Non, si l’on donne à ce mot sa pleine signification, qui oppose satire et moquerie. La satire suppose la haine, la colère. Elle implique la vision d’un état de choses plus parfait, qu’on regrette ou qu’on rêve, et qu’on appelle. Un conte est satirique, si l’historiette qui en forme le canevas n’est pas une fin en soi ; si le poète entrevoit, par delà les personnages qu’il anime un instant, un vice général qu’il veut railler, une classe sociale qu’il veut frapper, une cause à défendre. Or la portée d’un fabliau ne va guère jusque-là : elle ne dépasse pas, d’ordinaire, celle du récit qui en forme la trame. Les portraits comiques de bourgeois, de chevaliers, de vilains y foisonnent ; mais aucune idée qui relie et domine ces caricatures ; la raillerie vise tel chevalier et