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LES FABLIAUX

non la chevalerie ; tel bourgeois et non la bourgeoisie, et le plus souvent on peut substituer un chevalier à un bourgeois ou un bourgeois à un chevalier, sans rien changer au conte, ni à ses tendances. En ce sens, nos diseurs de fabliaux ne s’élèvent pas jusqu’à la satire, contents de rester des maîtres caricaturistes. Ils jettent sur le monde un regard ironique : clercs, vilains, marchands, prévôts, vavasseurs, moines, ils esquissent la silhouette de chacun et passent. Ils peignent une galerie de grotesques où personne n’est épargné, où l’on n’en veut sérieusement à personne. Ils ne s’indignent ni ne s’irritent ; ils s’amusent. Ils restent aussi étrangers à la colère qu’au rêve ; leur maîtresse forme est une gaieté railleuse, sans pessimisme, satisfaite au contraire.

Il est donc exagéré de voir en nos jongleurs des satiriques intentionnels et systématiques. Si l’on s’en tient à la définition pour ainsi dire classique de la satire, il est certain que leurs œuvres n’y répondent pas. Mais sans doute elle est trop haute et trop étroite. Comme M. Brunetière l’a très justement marqué, « à défaut d’un mépris philosophique de l’homme et de la société de leur temps, les diseurs de fabliaux ont celui des personnages qu’ils mettent en scène ». Ils n’ont pas prétendu mener le convicium sæculi ; ils ont seulement peint les hommes tels qu’ils les voyaient, sans colère ni sympathie ; mais ils les ont vus, le plus souvent, laids et bas.

Mettent-ils, par exemple, le vilain en scène ? Ils savent dire sa bonhomie, son habileté finaude (Barat et Haimet) et comment il conquit « paradis par plaid » ; mais ils connaissent aussi sa détresse physique et morale. Ils le montrent dans sa sottise trop réelle, dans sa grossièreté foncière, aussi près de la bête que du chrétien,

Malëureus de toute part,
Hidous comme leu ou lupart,
Qui ne sait entre la gent estre…

(Voir Brifaut, le Vilain asnier, le Vilain de Farbu, l’Ame au vilain, etc.)

De même pour les prêtres et les moines. Beaucoup de fabliaux qui les mettent en scène ne sont que d’inoffensives gaberies ;