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LES FABLIAUX

déparées par des piécettes cyniques. Non sans surprise, nous voyons les boutiquiers d’Arras rimer des chansons d’un sentimentalisme aussi raffiné que celles des Thibaut de Champagne ; inversement, Thibaut de Champagne composer des jeux partis qui auraient choqué par leur grossièreté le bourgeois Jean Bretel ; en un mot, l’esprit des fabliaux infecter les genres les plus aristocratiques. Le symbole de cette promiscuité qui confond parfois les publics et les genres, chevaliers et marchands, romans de la Table Ronde et contes licencieux, n’est-il pas dans ce monstre qui est le roman de la Rose, où Jean de Meun, naïvement, croit continuer l’œuvre de Guillaume de Lorris, alors qu’il la contredit et qu’il juxtapose l’un et l’autre idéal que nous avons définis ? Comment expliquer la coexistence et la pénétration réciproque de genres si opposés ? En considérant quels furent les auteurs des fabliaux.

Les auteurs des fabliaux. — Quelques-uns furent gens de cour ou d’Église. Plusieurs témoignages nous indiquent que ce fut, dans le monde des clercs comme dans le monde seigneurial, une sorte de mode de salons que de rimer des contes joyeux. Un chevalier picard, Jean de Journi, qui vivait à Chypre vers la fin du xiiie siècle, s’accuse au début d’une pieuse Dîme de Pénitence d’avoir, en son jeune âge, composé des « faus fabliaus ». Le clerc Henri d’Andeli dut en conter plus d’un, spécialement pour la société ecclésiastique. Attaché peut-être à la personne d’Eudes Rigaud, archevêque de Rouen, lié familièrement avec le chancelier de l’Église de Paris, Philippe de Grève, il ne devait guère frayer avec le bas clergé. C’est pour des prélats et des chanoines lettrés qu’il a fait combattre Dialectique contre Grammaire, chanté la Bataille des Vins et dit le Lai d’Aristote. Le gai compagnon qui s’est montré, dans son Dit du Chancelier Philippe, capable de haute poésie et d’élégance en ses contes

Fut dans l’Église un bel esprit mondain.

Quant au monde chevaleresque, il est curieux que le témoin de cette mode d’y raconter des fabliaux soit Philippe de Remi, sire de Beaumanoir. L’admirable auteur du Coutumier de Beauvoisis, le plus grand jurisconsulte du moyen âge, fut encore un