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PREMIÈRE PARTIE DU ROMAN DE LA ROSE

entre l’auteur lui-même et une jeune fille dont il ne nous a pas révélé le nom. Il a enfermé le récit dans le cadre d’un songe, parce que le songe était alors une forme, on pourrait presque dire un genre littéraire, et ce cadre convenait d’autant mieux à la circonstance qu’il rendait plus naturel l’emploi de l’allégorie et la personnification des êtres abstraits. Mais il n’a pas voulu qu’on se méprît sur la valeur de ce cadre ; non seulement il prétend que parmi les songes il y en a qui ne sont pas mensongers, il affirme nettement, et à plusieurs reprises, que celui qu’il va raconter n’est que la représentation de ce qui lui est arrivé.

Dans quelle intention le jeune poète fait-il au public la confidence de ses sentiments ? Il le dit lui-même : c’est pour « esgaier les cuers » ; c’est aussi pour toucher celle qui est l’objet de son amour. Il espère peut-être porter un coup décisif à son cœur en lui exposant toutes les souffrances qu’il a endurées pour elle, en lui prouvant la sincérité, la loyauté, la constance de ses sentiments ; la correction avec laquelle il a toujours observé les commandements d’Amour ; en lui rappelant qu’elle est engagée envers lui.

Mais il y a autre chose dans le poème qu’une simple historiette ; il y a encore un Art d’aimer. Le poète l’annonce lui-même. De sorte qu’on peut se demander si le sujet réel est bien le récit des amours du poète, l’art d’aimer n’étant qu’un accessoire nécessaire, ou si, au contraire, l’auteur voulant écrire un art d’aimer, n’a pas imaginé sa prétendue intrigue pour donner un tour nouveau à l’enseignement de ses théories, pour les exposer sous une forme moins didactique que dans les traités proprement dits, en mettant sous nos yeux des personnages qui agissent et parlent conformément aux règles qu’il donnera, en joignant l’exemple au précepte. Les deux opinions sont soutenables. Elles sont aussi conciliables, en ce sens que l’intrigue peut avoir réellement existé et qu’en la racontant Guillaume a voulu à la fois la continuer et écrire un art d’aimer destiné à charmer ses lecteurs et à conquérir définitivement le cœur de son amie. Cette troisième opinion nous paraît la plus vraisemblable.

L’intrigue se réduit d’ailleurs à très peu de chose. Guillaume avait vingt ans. Son âge, le printemps, l’oisiveté avaient