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PREMIÈRE PARTIE DU ROMAN DE LA ROSE

d’ailleurs le dénoûment, en supprimer la fin pour compléter l’art d’aimer de Guillaume par des préceptes que celui-ci avait à dessein laissés de côté, comme contraires à sa conception de l’amour ; pour opposer aux théories idéalistes du trouvère courtois sur les femmes ses jugements réalistes et ironiques de bourgeois sceptique.

Ce n’est pas ici le lieu d’exposer toutes les objections qu’on pourrait faire aux allégations de Jean de Meun ; il n’est cependant pas permis d’émettre des doutes à l’égard d’un témoignage si universellement accepté sans apporter quelques arguments.

Le sujet réel du roman est l’art d’Amour. Tel que le concevait Guillaume, il est « tout enclos » dans son poème. Il est exposé en sept cents vers sous la forme d’un cours fait par le dieu d’Amour lui-même à l’amant (v. 2087-2765). Ce cours est didactiquement divisé en trois parties. Dans la première le dieu dicte ses « commandements », dans la seconde il énumère les « maux » que l’amant doit endurer, et dans la troisième, les « biens » qui aident à supporter ces maux. Si le sujet est épuisé au vers 2776, on peut bien admettre qu’au vers 4068, le dernier de Guillaume de Lorris, le poème touchait à sa fin, d’autant plus que les vers 2777-4068 nous montrent l’application de tous les commandements du dieu d’Amour.

Mais l’intrigue, dira-t-on, n’est pas terminée, puisque le poète a prévenu ses lecteurs, au moins incidemment, qu’Amour prendra la forteresse où Jalousie veut enfermer Bel-Accueil[1]. Plusieurs passages du poème paraissent indiquer que l’auteur, quand il les écrivait, n’avait pas encore obtenu tout ce qu’un amant désire de celle qu’il aime. Tantôt il espère, tantôt il désespère ; jamais on ne sent en lui la satisfaction de l’homme qui possède l’objet de ses désirs. De sorte qu’on ne sortirait pas de la vraisemblance en attribuant à Jean de Meun le vers :

Qu’Amours prist puis par ses esforz.


  1. Des ore est droiz que je vous conte
    Coment je fui meslez a Honte,
    Par qui je fui puis mout grevez,
    Et coment li murs fu levez
    Et li chasteaus riches et forz,
    Qu’Amours prist puis par ses esforz (v. 3509-3514).