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PREMIÈRE PARTIE DU ROMAN DE LA ROSE

Guillaume interdit les termes grossiers ; Jean les justifie et affecte de les employer. On pourrait indéfiniment prolonger ce parallèle ; aux rêves mystiques de Guillaume opposer l’observation railleuse de son continuateur, aux préciosités du premier les trivialités de celui-ci. Le contraste est complet.

Évidemment deux poèmes aussi différents d’inspiration ne pouvaient s’adresser au même public. Guillaume de Lorris, aristocrate, sinon par sa naissance du moins par son éducation, écrit pour les cercles brillants des châteaux, pour les grandes dames et leurs nobles adorateurs, à qui seuls il reconnaît le droit d’aimer, car, fait-il dire au dieu d’Amour,

Vilenie fait li vilains,
Pour ce n’est pas droiz que je l’ains[1] ;
Vilains est fel[2] et senz pitié,
Senz servise et senz amistié (v. 2093-2096).

Mais au-dessous de cette société, une autre avait grandi, jeune encore, pleine de vie, enrichie par le commerce et l’industrie, forte de sa culture intellectuelle, favorisée par la puissance royale qu’elle soutient contre la féodalité laïque ou cléricale. C’est au « moyen estat », à cette société nouvelle, fière des luttes victorieuses qu’elle a soutenues pour son affranchissement, frondeuse, ennemie des privilèges de la naissance et des préjugés de l’aristocratie ; c’est aux roturiers, aux clercs non titrés, au peuple des écoles, c’est aux vilains même que Jean Clopinel, bourgeois et clerc, adresse son livre,

Car aussi bien sont amouretes
Souz bureaus come souz brunetes[3].

Non seulement l’inspiration, les tendances du poème ont changé sous la plume de Jean de Meun, le sujet même s’est transformé. C’est un art d’amour que Guillaume avait entrepris d’écrire ; c’est un recueil de dissertations philosophiques, théologiques, scientifiques, de satires contre les femmes, contre les ordres religieux, contre les rois et les grands, d’anecdotes tirées des auteurs anciens et contemporains, que Jean de Meun a groupé

  1. Aime.
  2. Felon.
  3. Sorte d’étoffe riche et fine.