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LE ROMAN DE LA ROSE

autour du sujet primitif, la conquête de la rose, qui n’est plus pour le continuateur qu’un prétexte.

Si étrange que soit cette composition, l’idée de l’avoir rattachée au poème de Guillaume de Lorris est encore plus extraordinaire. Pour la comprendre, il faut observer, d’une part, que Jean de Meun, lorsqu’il prit la plume, ne se rendait pas compte de l’étendue qu’il donnerait à son œuvre, et, d’autre part, que le cadre du Roman de la Rose était semblable à celui de deux ouvrages que l’auteur avait en haute estime, le de Consolatione Philosophiæ de Boèce et le de Planctu Naturæ d’Alain de Lille.

Que Jean de Meun se soit mis à l’œuvre sans aucun plan et sans savoir dans quelle voie il s’engageait, il suffit, pour s’en convaincre, de lire quelques pages de son poème. Rien de plus décousu. C’est le discours de ces causeurs bavards et pleins de souvenirs qui commencent un récit sans pouvoir le terminer, détournés à chaque instant de leur sujet par des réminiscences soudaines qu’ils communiquent aussitôt à leurs auditeurs, greffant anecdotes sur anecdotes, puis revenant à leur sujet, pour l’abandonner de nouveau dès que l’occasion s’en présentera.

La première partie du roman se termine par une plainte de l’amant qu’on a éloigné de la rose. Précédemment déjà la même situation s’était présentée et Raison était venue offrir au jeune homme ses consolations. De nouveau la déesse descend de sa tour. Cette intervention rappelait à Jean de Meun celle de Philosophie venant visiter Boèce dans sa prison, pour le consoler des injustices du roi, et celle de Nature apparaissant à Alain de Lille, un jour qu’il gémissait sur la perversité de son siècle. Il relut le de Consolatione et le de Planctu, cherchant à s’aider, pour le discours de Raison, de ceux de Philosophie et de Nature ; il y nota des pensées qui pouvaient assez naturellement rentrer dans son sujet, puis d’autres qui s’y appropriaient moins facilement, mais qu’il trouvait bon de mettre à la portée des laïques, incapables de les lire dans le latin. C’est ainsi que peu à peu il fit passer dans son poème la plus grande partie du livre de Boèce et de celui d’Alain.

Raison commence par montrer au jeune homme quels sont les inconvénients de l’amour ; elle distingue plusieurs sortes