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LE ROMAN DE LA ROSE

ni surtout Fortune ; il doit mépriser celle-ci comme l’ont fait Socrate, Héraclite et Diogène. Qu’il lutte contre elle ; elle est facile à vaincre, car elle n’est pas, comme on le croit souvent, une divinité ; sa demeure n’est pas au ciel (v. 5776-5944).

Suivent d’abord une longue et belle description du palais de Fortune et le portrait de la fausse déesse elle-même, traduits de l’Anticlaudianus d’Alain de Lille (v. 5945-6198), puis des dissertations sur l’inconstance de Fortune, tirées de la Consolation de Philosophie de Boèce, avec, à l’appui, des exemples empruntés au même ouvrage, mais développés d’après d’autres sources ; la mort de Sénèque et les crimes de Néron tels que Suétone les rapporte, et l’histoire de Crésus suivant la version des Mythographes (v. 6199-6654). Enfin, de peur que ces preuves « d’anciennes histoires prises » ne suffisent pas, quelques exemples contemporains : la mort de Mainfroi, celle de son neveu Conradin, la captivité d’Henri frère du roi d’Espagne, le châtiment des Marseillais révoltés, mis à mort par le bon roi Charles de Sicile (v. 6655-6932).

Tant d’arguments ne suffisent pas à convaincre l’amant, qui refuse de quitter le dieu d’Amour, et reproche de nouveau à Raison l’expression obscène qu’elle a précédemment employée et dont les nourrices elles-mêmes, femmes gaillardes et simples, n’oseraient pas se servir. Raison, après avoir relevé le ton narquois et même injurieux de ses interruptions, répond au jeune homme qu’elle n’hésite pas à appeler par leur nom les choses que Dieu a faites. Ces noms, du moins tels qu’ils sont actuellement, n’ont pas été donnés par Dieu à ses œuvres, quoiqu’il aurait pu le faire quand il les créa ; mais il a voulu que Raison les nommât elle-même, lorsqu’il lui fit le précieux don de la parole, pour le développement de notre intelligence, comme en témoigne Platon dans son Timée. Si ces noms qu’on trouve choquants, au lieu d’être appliqués aux objets qu’on a l’habitude de cacher, l’étaient à des objets sacrés, ils seraient vénérés toutes les fois qu’on les prononcerait. Ils n’ont donc rien de honteux en eux-mêmes. Eh quoi ! Raison n’oserait pas désigner par leur propre nom les œuvres de Dieu ! Ces noms ont-ils donc été donnés pour qu’on ne s’en servît pas ? Si en France les femmes emploient pour désigner certaines choses des expres-