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LE ROMAN DE LA ROSE

Les temps sont changés ; l’égalité, qui devrait unir les époux, n’existe plus. L’homme, qui avant le mariage appelait dame et maîtresse celle qu’il courtisait et se disait son serviteur, la traite après de servante et veut être son seigneur et maître. De là tant de mauvais ménages. Comme exemple des désagréments du mariage, l’auteur nous montre un mari jaloux querellant sa femme coquette. C’est une scène spirituelle et curieuse, bien que gâtée par des longueurs, par des digressions hors de propos, telles que les paradoxes de Théophraste, de Valère, de Juvénal contre le mariage et les femmes, l’histoire de Lucrèce racontée d’après Tite-Live, des attestations empruntées aux lettres d’Abélard et d’Héloïse, à Boèce, à Ovide, à Virgile. Toutes les ruses imaginées par les femmes pour tromper leurs maris, tous les soupçons qui peuvent torturer l’esprit d’un mari jaloux sont finement observés et décrits (v. 8493-9530).

Jean revient ensuite, pour la développer à l’aide de la première Métamorphose d’Ovide, à l’idée précédemment exprimée, que les anciens,

Senz servitude et sans lien,
Paisiblement, sans vilenie,
S’entreportoient compaignie.

Ils n’avaient pas encore appris à traverser les mers pour explorer les pays lointains, ils vivaient heureux dans le coin de terre où ils étaient nés, lorsque la Fraude, l’Orgueil, l’Avarice, l’Envie et tous les vices, traînant à leur suite la Pauvreté, avec son hideux cortège de misères, firent irruption au milieu d’eux. On se mit à éventrer la terre, pour arracher de ses entrailles les métaux et les pierres précieuses. Les hommes devenus méchants ne s’entendirent plus ; la vie en commun cessa ; on dut faire le partage des terres. De là des querelles sans nombre. Pour y mettre fin, les nouveaux propriétaires résolurent de confier à l’un d’entre eux la garde de leurs biens :

Un grant vilain entre eus eslurent,
Le plus ossu de quant[1] qu’il purent,
Le plus corsu et le graignour[2],
Si le firent prince et seignour.

  1. Autant.
  2. Plus grand.