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LE ROMAN DE LA ROSE

du riche, des « entasseurs »,

Qui sont tuit[1] serf a lour deniers,
Qu’il tienent clos en lour greniers.

Tout le monde connaît les portraits de Faux-Semblant et de la Vieille, ces deux ancêtres de Tartufe et de Macette. C’est à des ouvrages antérieurs, à ceux de Guillaume de Saint-Amour et d’Ovide que Jean de Meun a pris une partie des traits de ces deux personnages, mais il les a transformés, les a faits siens et les a combinés avec ceux que lui avaient fournis ses observations personnelles, pour en tirer des types bien supérieurs à ses modèles. Nous signalerons surtout, dans le discours de la Vieille, la peinture vigoureuse, exacte et entièrement originale de la passion qu’elle a éprouvée dans sa jeunesse pour le ribaud qui dépensait dans les tavernes les gains de la courtisane et payait ses faveurs de coups et d’injures. Le type moins connu du mari jaloux est également remarquable d’originalité et de verve.

Dans une note toute différente, nous signalerons encore, entre autres morceaux empreints d’une réelle poésie, une brillante description d’un orage, avec le retour du beau temps ; le tableau « des berbiettes blanches »,

Bestes debonaires et franches,
Qui l’erbete broutent et paissent,
Et les flouretes qui la naissent ;

les comparaisons accumulées par l’auteur pour justifier ses attaques contre l’asservissement du mariage et la captivité du couvent, et qui représentent, en des miniatures ravissantes de grâce et de naturel, l’oisillon mis en cage, le poisson pris à la nasse, le jeune chat qui voit sa première souris, le poulain qui aperçoit une cavale. L’épisode de Vénus et Adonis ; l’histoire de Pygmalion sont aussi deux idylles charmantes, qui soutiennent dignement la comparaison avec les pages d’Ovide dont elles sont imitées.

Ajoutons que personne au xiiie siècle n’a manié la langue française comme Jean de Meun ; que son style est le plus sou-

  1. Tous.