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DEUXIEME PARTIE DU ROMAN DE LA ROSE

transformation ridicule fut plusieurs fois imprimée. En 1526, Clément Marot, qui appelait Guillaume de Lorris « notre Ennius » et voulait que « De Jean de Meun s’enfle le cours de Loire », occupa les loisirs forcés de sa prison en habillant à la moderne, suivant l’expression d’Étienne Pasquier, l’œuvre commune des deux poètes, pour la rendre plus accessible à ses contemporains. Son édition devint le modèle de toutes celles qui suivirent pendant la première moitié du xvie siècle.

Les causes de ce succès sont diverses autant que les éléments dont le poème est composé. La première partie, avec ses charmantes descriptions, sa gracieuse allégorie de la rose, ses fines analyses, sa versification aisée, est une des compositions les plus agréables du moyen âge. Il est néanmoins incontestable que Guillaume de Lorris doit à Jean de Meun une grande part de sa célébrité. Dans la seconde partie, toutes les curiosités trouvaient satisfaction, les goûts les plus divers y étaient flattés. Jean amusait les uns par ses intarissables plaisanteries à l’égard des femmes ; il flattait les passions des autres par ses hardiesses contre la royauté, la noblesse et les pouvoirs établis, par ses satires mordantes contre les ordres mendiants ; ce qui attirait aussi le lecteur, c’était la riche encyclopédie, la collection précieuse de renseignements, d’anecdotes, de citations, de traits piquants. C’était une Somme. Encore au milieu du xve siècle, un chanoine de Lisieux en faisait un répertoire alphabétique ; au xvie siècle, Marot le trouve « confict en bons incidens » et croit que si chacun le tient « au plus haut anglet de sa librairie », c’est « pour les bonnes sentences, propos et ditz naturelz et moraulx qui dedans sont mis et inserez ». Enfin, il y a un mérite que nul n’a contesté à Jean de Meun, auquel au contraire ses ennemis les plus acharnés ont tous rendu justice, c’est d’avoir mieux que personne écrit en français.

Il faut compter encore au nombre des facteurs qui ont le plus puissamment contribué au succès du poème les attaques dont il fut l’objet. Ces attaques ont commencé dès l’apparition du livre. Déjà dans son Pèlerinage de la Vie humaine, écrit entre 1330 et 1335, Guillaume de Digulleville, tout en lui empruntant son cadre, accuse le Roman de la Rose d’être uniquement inspiré par Luxure et traite Jean de Meun de plagiaire.