Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/27

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
15
LES ROMANS DU RENARD

témoignage permet seulement de supposer que déjà une partie de l’œuvre des trouvères était connue, avec les noms des principaux héros ; aucun texte de cette époque ne nous est parvenu. Ce n’est qu’au milieu du xiie siècle que l’épopée animale apparaît tout à coup ; mais elle est déjà un arbre touffu aux puissantes racines. Non moins obscure est la personne des auteurs de cette ample histoire. Trois seulement se sont fait connaître à nous : Richard de Lison, Pierre de Saint-Cloud et un certain prêtre de la Croix-en-Brie ; mais ils ont dû être légion, et déjà au xiie siècle, surtout au xiiie, leur nombre s’est accru d’une foule d’ouvriers qui, dignes émules des rajeunisseurs des chansons de geste, leurs contemporains, ont repris chaque épisode pour le remanier et hélas ! trop souvent pour l’affadir et lui enlever sa saveur première. Il est donc difficile de dire d’une façon précise où naquit et où se développa le Roman de Renard. Plusieurs raisons inclinent pourtant à croire que ce fut au Nord, dans la Picardie, la Normandie et l’Ile-de-France. La langue des différentes parties de la compilation est généralement celle de ces provinces et les localités çà et là désignées appartiennent à cette région.

Ce morcellement à l’infini du sujet, cet élargissement progressif de chacun de ses thèmes, cette collaboration multiple d’auteurs d’âge et de pays différents n’ont point, chose étonnante, ou n’ont que peu rompu l’unité de l’ensemble. Elle s’est maintenue presque intacte à travers deux siècles de création et de refonte simultanées. Chacun des trouvères, en ajoutant une nouvelle aventure, chaque remanieur, en s’efforçant d’enrichir l’ancienne matière, s’est considéré comme le dépositaire d’une tradition et l’a respectée. Cette tradition, c’était d’un côté le triomphe de la ruse du renard sur tous les animaux plus forts que lui, de l’autre, et par un contraste heureux, l’échec de son habileté devant les bêtes petites et sans défense. Vainqueur du loup, du chien, de l’ours, du cerf, il devait s’avouer impuissant en face du coq, de la mésange, du corbeau, du moineau. Les actes de cette vaste comédie à double ressort devaient se dérouler autour d’un événement central, qui dominait tous les autres, la guerre sourde d’abord, violente et acharnée ensuite, entre le renard et le loup, fertile en incidents, riche en péripé-