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LES FABLES ET LE ROMAN DU RENARD

ties de toutes sortes, et lorsque, las de ses défaites, abreuvé de honte, le loup venait crier justice aux pieds du lion, le roi des animaux, c’était au milieu d’un concert formé par les plaintes des autres victimes du renard qu’il faisait entendre ses réclamations. Telle a été la donnée transmise de trouvère à trouvère, tel a été le canevas sur lequel ils ont brodé tour à tour. Quelques-uns, au premier abord, semblent s’être écartés de la tradition ; mais, en regardant de près, on voit qu’ils n’ont fait que substituer en face du renard de nouveaux personnages aux anciens ; le fond des aventures est resté presque le même. Il y a eu véritable déviation seulement quand les branches n’ont point mis Renard en scène : ainsi trois nous montrent le loup aux prises avec un prêtre, avec des béliers, avec une jument ; une autre a pour personnages le loup, l’ours, un vilain et sa femme ; une autre enfin conte l’histoire d’un chat et de deux prêtres. Mais ce sont là des exceptions, qui se sont produites d’ailleurs assez tard. Abstraction faite de ces quelques récits, le Roman de Renard forme un cycle qui présente, sous des apparences de chaos et de désordre, une réelle et puissante unité.

Ce qui n’a pas peu contribué à créer et à prolonger cette unité, c’est l’habitude constante qu’ont eue nos poètes de donner des noms à leurs personnages. Ces noms sont de deux sortes. Les uns sont, comme on l’a dit, « parlants » ; le rapport entre le signe et la chose signifiée y est nettement visible. Tels sont ceux du lion Noble, de la lionne Fière ou Orgueilleuse, du taureau Bruiant, du mouton Belin, du coq Chantecler, du limaçon Tardif, du rat Pelé, du lièvre Couart, etc. Ils sont évidemment les plus récents ; car ils ne sont portés par aucun des acteurs primitifs. Les autres, au contraire, sont attribués aux personnages principaux, et, de plus, par leur forme même, ils présentent un intérêt plus grand. Pourquoi le goupil s’appelle-t-il Renard, le loup Isengrin, la louve Hersent, la goupille Richeut ou Hermeline, l’ours Bruno, l’âne Bernard, le chat Tibert, le corbeau Tiécelin, le moineau Drouïn, le blaireau Grimbert ? Ces dénominations sont incontestablement allemandes, et le célèbre Jacob Grimm s’était surtout appuyé sur ce fait pour établir que le Roman de Renard était d’origine germanique. L’attribution de ces noms à des animaux serait