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LES FABLES ET LE ROMAN DU RENARD

simples imitateurs ; ils ont su faire œuvre originale. Chaque fable ou chaque conte, en pénétrant dans le cycle, s’est aussitôt transformé, a été animé d’une vie nouvelle. Non seulement la matière s’en est élargie, s’étoffant de tout ce que l’art si éminemment narratif du temps pouvait y ajouter de dramatique et de piquant ; mais de plus chaque histoire a pris l’accent et le tour de l’époque. C’est une loi dominant presque toutes les productions du moyen âge que chaque écrivain perçoive ce qu’il tire de la tradition à travers le prisme trompeur de ses croyances, de ses pensées et de ses habitudes. Incapable de transporter son imagination dans le temps et l’espace, de replacer hommes et choses dans leur véritable milieu et de les peindre sous leur aspect réel, il s’assimile tout, modèle tout sur ce qu’il voit et connaît, enserre et étouffe tout dans le cercle étroit de ses sentiments et l’horizon borné de sa vie. Cette esthétique enfantine et à courte vue, qui nous fait raison de la médiocrité de tant d’œuvres dans les premiers siècles de notre littérature, a fait par contre la fortune du Roman de Renard ; c’est à elle qu’il doit son originalité. Rien d’abord ne se prêtait davantage à des métamorphoses que les fables et les contes d’animaux ; rien n’était plus malléable que ces histoires aux contours fuyants, aux formes indécises, auxquelles plusieurs siècles d’existence n’avaient jamais pu assurer la stabilité ; la marque des inventeurs y était trop peu imprimée pour que des écrivains n’y pussent enfin mettre leur marque personnelle. D’autre part, en groupant ainsi sous une idée commune les mille incidents de la guerre du renard contre les autres animaux de façon à former une action à la fois une et variée, en donnant en outre aux héros de cette action des noms humains, nos poètes, inconsciemment sans doute d’abord, mais fatalement, ont été amenés à rapprocher de plus en plus cette geste d’un nouveau genre, des gestes qui étaient chantées autour d’eux. Peu à peu, par des degrés insensibles, les bêtes qui, à l’origine, représentaient nos faiblesses, nos passions, nos vices, et dont les actes, conformes à l’observation, n’étaient qu’une parodie à peine transparente des actes des hommes, sont devenus des hommes ; les mobiles purement matériels qui les faisaient agir ont cédé la place à des mobiles moraux ; leur extérieur est même devenu à la longue