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LES ROMANS DU RENARD

identique au nôtre : la comédie animale s’est laissé pénétrer de proche en proche et absorber enfin tout entière par la comédie humaine. Bref, à côté de l’épopée héroïque, grandiose, toute nourrie d’admiration pour le courage et la vertu, de mépris pour les félons, s’est peu à peu dressée sa caricature, une épopée burlesque, célébrant la ruse sous toutes ses faces, contemptrice de toutes les lois et de toutes les conventions, foulant aux pieds ce qui est beau et noble, l’épopée de l’ancêtre de Panurge et de Figaro.

L’anthropomorphisme, voilà donc ce qui particularise le Roman de Renard en regard des fables et des contes qui en ont fourni le fond. Lui seul nous explique la création de cette épopée et son immense développement ; lui seul nous donne la cause de sa grandeur et de sa décadence. C’est que de discret et de timide, d’inconscient, on peut dire, qu’il fut d’abord, il devint bien vite audacieux, et à la fin impudent, sans frein. Une fois sur la pente, nos poètes ne surent point s’arrêter. C’était, en effet, une pente glissante ; c’est l’écueil du genre que cette limite presque insaisissable entre la vérité et la fantaisie. Où commence le travestissement ? Quand doit-il s’arrêter ? Rien n’est plus difficile à observer, sinon à définir, que ce juste équilibre ? D’ailleurs, combien de fables même et de contes nous choquent par certains traits qui vont au delà de toute vraisemblance ! Le langage donné aux bêtes est la principale source de ces excès. Et encore, dans les fables et les contes, la parole leur est seulement prêtée. Dans le Roman de Renard, elle est tout entière à eux ; ils s’en servent pour leur propre compte. Si l’on joint à cette cause extérieure d’autres causes plus intimes, la réunion des animaux en société, leur groupement autour d’un roi, l’association de compérage du goupil et du loup, les rapports adultères entre le goupil et la louve, on conçoit facilement que, par une évolution nécessaire et fatale, Renard, Isengrin, Brun, Noble, Chantecler et autres soient de plus en plus devenus des prête-noms, aient fini par cacher derrière eux un personnage, aient parlé et agi comme des hommes, et même comme des hommes du moyen âge ; que chaque branche d’histoire plaisante d’animaux ait abouti à un fabliau, et de fabliau soit devenue une satire, et tout cela successivement dans le cadre invariable, immuable de la même épopée.