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LES ROMANS DU RENARD

qui, disent-ils, ne doit, en les entendant, avoir cure de sermon ni de « corps saint ouïr la vie » ; nous avons d’autres témoignages non moins significatifs du succès étourdissant de leur verve comique dans le mépris qu’affectaient certains graves écrivains de l’époque pour le Roman de Renard, dans leurs continuelles lamentations sur la concurrence désastreuse qu’il faisait aux ouvrages de morale et de piété. Gautier de Coinci, entre autres, ne tarit pas en plaintes contre ceux qui préfèrent à des édifiantes histoires, comme ses Miracles de la Vierge, les histoires sottes ou scandaleuses de Renard, de Tardif le limaçon, d’Isengrin et de sa femme.

Qualités de style des premières branches. — Cette réputation universelle n’aurait-elle pas été justifiée par le comique puissant qui animait leur œuvre tout entière que nos poètes l’auraient méritée par le charme et la gentillesse de leur style. Avant Rabelais et avant La Fontaine, et plus que tels ou tels de leurs contemporains, ils ont trouvé l’art de conter, cet art d’autant plus difficile qu’il doit être naturel. Certaines de leurs branches sont d’inimitables modèles de narrations souples et alertes, de dialogues vifs et animés où les paroles se croisent avec une netteté et une précision impeccables, de descriptions sobres et d’un relief saisissant. Nul mieux qu’eux n’a vu les animaux, n’a saisi leurs mouvements et leurs gestes. C’est tantôt le chat Tibert qui

…de sa coe se vet joant
Et entor lui granz saus faisant[1].


C’est Isengrin qui, passant près du manoir de Renart, et sentant une délicieuse odeur d’anguilles en train de rôtir,

Du nez commença a fronchier
Et ses guernons a delechier[2].


Il rôde autour de la maison, cherche comment il pourra avoir sa part à ce festin :

Acroupiz s’est sus une souche,
De baailler li deut la bouche.
Court et recourt, gard et regarde[3].

  1. De sa queue va se jouant — et autour de lui grands sauts faisant.
  2. Du nez commença à renâcler — et à lécher ses moustaches.
  3. S’est accroupi sur une souche, — de bayer la bouche lui fait mal. — Il court, recourt, observe, puis observe.